Quand les choses dévient de leur trajectoire, elles dérivent. C'est ce qui se passe dans chacune des nouvelles écrites par Julie Guinand. Et, comme elles ont toutes un rapport avec l'Asie, le titre de leur recueil, Dérives asiatiques, est tout-à-fait approprié.
Après la catastrophe se passe au Japon, dans le futur. Le lecteur ne sait pas exactement de quelle catastrophe il s'agit, mais cela est de peu d'importance. Car le pays du Soleil levant est, on le sait, au cours de son histoire, régulièrement le théâtre d'événements qui le bouversent en profondeur.
Les enfants, comme la narratrice, y vivent en compagnie de cyborgs, qui s'occupent d'eux, par décision gouvernementale, pour qu'une nouvelle catastrophe ne se produise pas. Leur formation terminée, ils travailleront en centrale, comme tous les adultes depuis lors.
Son cyborg, qui se souvient de la vie avant la catastrophe, est le numéro 3 d'une série: "Nanny 3 a de fines mains translucides parcourues de veinules violettes. Elles sont particulièrement réalistes et seuls les mouvements secs de ses articulations rouillées trahissent parfois leur nature mécanique."
A l'issue d'une coupure de courant, Nanny 3 reste inanimé...
Le Tulou est une construction chinoise traditionnelle comme on en voit dans le Fujian. Il comprend deux pièces à vivre, une cuisine et une cour intérieure, et des chambres tout autour de cette cour. Ceux qui y résident y forment une communauté.
Thomas est architecte diplômé de l'EPFL. Il a séjourné en Chine, où il a connu sa femme Lin et lui a fait un enfant, Sam. Il la précède en Suisse. Aux Brenets, tout près du Saut du Doubs, il construit un Tulou pour y accueillir une communauté... adepte de valeurs saines.
Six ans plus tard, après que Lin et Sam l'y ont rejoint, peu à peu "tout s'effrite et lui échappe"...
Dans Variations vietnamiennes, un couple de Suisses quitte le Vietnam et retourne au pays avec ses trois enfants, Isaac, Sarah et Carole, qui seront bientôt quatre avec le narrateur. Il s'installe à la Chaux-de-Fonds dans "une maison de maître bâtie au milieu du XVIIIesiècle".
Les années passent. Les deux parents décèdent tous deux, à deux jours d'intervalle. Les quatre enfants se retrouvent un jour dans la demeure familiale. Ils se souviennent et reconstituent la vie de leurs parents au Vietnam, à Vung Vieng, à partir notamment de vidéos que ces derniers ont enregistrées.
Isaac fait sur leurs parents une révélation à ses soeurs et frère...
Angkor Thom, l'ancienne cité royale cambodgienne, sert de décor au tournage d'une télé-réalité. Les dix candidats y font le show après réintroduction sur le site de bêtes sauvages, pour le pimenter. Le jeu - mais est-ce un jeu? - consiste à échapper à des vigiles. L'enjeu? Un séjour aux Maldives.
La narratrice connaît la crise de la quarantaine. Elle se porte candidate à ce show télévisé pour combler le vide qu'est devenue sa vie après le départ de ses enfants et la distance qui s'est creusée entre elle et son mari. Elle tente ainsi plus extrême encore que ce qu'elle a déjà tenté.
Ses enfants ne voulaient pas qu'elle participe à cette émission. Elle a argumenté, mais ne leur a pas tout dit: "Je ne leur ai pas avoué que j'avais besoin de sensations fortes, je me sentais vide et il fallait que je remblaie ce creux par n'importe quel moyen. Ils ont fini par se résigner."...
Au-delà est une trilogie cinématographique. Anaïs l'a vue quand elle était au lycée. Oliver y jouait le rôle d'un jeune rocker dont s'éprend une adolescente. Le rêve filmé devint réalité lorsqu'Anaïs rencontra Oliver à la piscine des Halles à Paris.
Anaïs et Oliver se rencontrèrent au sens propre. Tandis qu'ils nageaient dans la même ligne d'eau, Oliver "fractura le nez d'Anaïs": "Il l'accompagna au bord du bassin et lui tendit sa serviette qui se macula de sang." Cette rencontre fut suivie de bien d'autres.
Anaïs est venue de Suisse pour étudier la musique à l'Opéra de Paris. Mais, après audition, elle n'est pas retenue. Consolation: Oliver lui propose de l'accompagner à Bangkok où il doit touner une série télévisée, dans laquelle il joue le rôle principal.
Un jour, ou plutôt un matin, Anaïs se réveille seule dans le grand lit de leur maison...
Horizons perdus est clairement une allusion à Lost Horizon, l'un des hôtels les plus prisés de Singapour, que possède le richissime Kevin Wang. C'est un hôtel de haut standing, respectueux des traditions chinoises, qui a la particularité d'abriter un mobilier et une collection d'oeuvres d'art - souvent contemporain - d'une valeur inestimable.
Le narrateur reçoit un coup de téléphone qui va changer sa vie. Monsieur Wang veut acquérir, à n'importe quel prix, son Family Palmtree, qu'il a vu dans une galerie d'art de George Town. Il le destine à l'une des suites royales du Lost Horizon...
Japon, Chine, Vietnam, Cambodge, Thaïlande, Singapour sont donc convoqués par Julie Guinand pour faire partir à la dérive le lecteur à la suite de ses personnages. Mine de rien, elle lui fait visiter à cette occasion quelques lieux d'un continent, qui ne lui sont pas - semble-t-il - inconnus: n'agrémente-t-elle pas ses récits de petits détails vrais, qui ne trompent pas?
Ce livre est en quelque sorte la démonstration que la mondialisation n'a pas que des effets pervers, comme le déplore Kevin Wang, qui la trouve trop rapide: "Il se prit d'aversion pour les colorations capillaires, le vin français et la chirurgie des paupières."...
En effet, si les clients de Kevin Wang, selon ses dires, affichent un regain d'intérêt pour leur propre culture, pourquoi la mondialisation ne favoriserait-elle pas de l'intérêt pour elle de la part de ceux qui, autrement, bien trop éloignés d'eux, n'y auraient pas accès?
Francis Richard
Dérives asiatiques, Julie Guinand, 156 pages, Editions d'autre part