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ENTRETIEN AVEC HUBERT COCHETPROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE DE RAVIGNAN31/03/2016Paysan en Thaïlande. 72 % des exploitations agricoles dans le monde ont moins d’un hectare. © Jack Kurtz/ZUMA/REAHUBERT COCHETAgroéconomiste et géographe, directeur de l’UFR agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech
Du 31 mars au 2 avril se déroule à Valence, en Espagne, le Forum mondial sur l’accès à la terre et aux ressources naturelles, dans un contexte où les processus de concentration foncière, au Sud surtout, mais aussi au Nord, continuent de priver un nombre croissant d’agriculteurs de moyens de vivre. Cette rencontre réunira des représentants d’organisations paysannes et citoyennes en provenance d’une soixantaine de pays, ainsi que les membres de quelques gouvernements, institutions de recherche et organisations internationales. Un rendez-vous dont Hubert Cochet, l’un des organisateurs, explique les enjeux.
Pourquoi un nouveau forum mondial sur l’accès à la terre ?
En 2004, un premier forum mondial sur la réforme agraire avait été organisé à l’initiative d’organisations paysannes et d’ONG. Elles voulaient remettre sur la table ce sujet qui n’a hélas jamais cessé d’être d’actualité, mais qui avait été totalement balayé des discussions sur les politiques agricoles par un quart de siècle d’orthodoxie néolibérale.
Cette rencontre citoyenne fut un succès, puisqu’elle déboucha deux ans plus tard sur une conférence intergouvernementale dédiée à la réforme agraire et au développement rural, organisée à Porto Alegre, au Brésil. On y rappela que la pauvreté et la faim dans le monde touchent principalement des familles paysannes, dont les revenus sont trop faibles du fait d’un manque d’accès aux ressources, en particulier la terre.
La pauvreté et la faim dans le monde touchent principalement des familles paysannes
Dix ans plus tard, en 2016, ce constat n’a guère changé. Pire, la situation s’est aggravée à la faveur de la crise financière mondiale de 2008 et de l’envolée des prix agricoles, qui a conduit à une accélération inédite dans l’histoire récente des acquisitions foncières à grande échelle. Ce phénomène massif de « landgrabbing », qui a principalement touché l’Afrique subsaharienne, mais aussi d’autres régions du monde, comme l’Asie centrale ou l’Ukraine, a été le fait de deux grands acteurs. D’une part, des pays importateurs de produits agricoles, comme les Etats du Golfe mais aussi la Chine et d’autres pays asiatiques, qui ont cherché à sécuriser leurs approvisionnements en exploitant directement des terres à l’étranger afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux. Et d’autre part, des fonds de pension et autres investisseurs qui ont vu dans ces acquisitions foncières une opportunité de profits rapides dans un contexte de prix agricoles très élevés.
A côté de ces accaparements de terres massifs dans les pays les plus pauvres, on assiste également ailleurs dans le monde, et notamment en Europe, à une inquiétante poursuite des phénomènes de concentration foncière. Cette logique qui nourrit la disparition continue des exploitations agricoles européennes – et françaises – est particulièrement dramatique en Afrique subsaharienne, car la population active agricole continue d’y croître à un rythme extrêmement rapide.
40 % de l’emploi mondial est assuré par l’agriculture, qui occupe 1,3 milliard d’actifs
Ce phénomène est également très inquiétant d’un point de vue global. Aujourd’hui, 40 % de l’emploi mondial sont assurés par l’agriculture, qui occupe 1,3 milliard d’actifs répartis sur 570 millions d’exploitations, dont 72 % ont moins de 1 hectare et 95 % moins de 5 hectares. Il est impossible d’imaginer que se reproduise à l’échelle mondiale l’évolution que nous avons connue dans nos pays riches, où la population active agricole est passée de 40 % environ dans la première moitié du XXe siècle à 4 % aujourd’hui.
Comment les autres secteurs de l’économie pourraient-ils absorber 3 milliards d’actifs supplémentaires d’ici à 2050 ? Il est donc crucial de préserver ces exploitations dites familiales, et donc leur donner des garanties en termes d’accès à la terre et aux autres ressources.
Le landgrabbing a fait l’objet ces dernières années de tentatives de régulation. Quel bilan en tirez-vous ?
En 2009, le scandale Daewoo, qui avait tenté d’accaparer 1,2 million d’hectares à Madagascar, a marqué le début d’une prise de conscience. Dans le sillage de la mobilisation des organisations paysannes et de la société civile, des organisations internationales et un certain nombre de gouvernements ont reconnu que ce processus de landgrabbing était dangereux.
En 2009, le scandale Daewoo à Madagascar, a marqué le début d’une prise de conscience
Cette prise de conscience a abouti à la signature en 2012 sous l’égide de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation, des « directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers ». Ce texte définit des « bonnes pratiques » à l’attention des Etats qui accueillent des investisseurs et des entreprises agricoles sur leur sol.
Par exemple, la mise en place d’une procédure de consultation systématique des populations. Ces directives sont une réelle avancée. Cependant, comme leur nom l’indique, elles sont purement volontaires et leur application reste à la merci des gouvernements et des rapports de force locaux.
Comment ces directives volontaires sont-elles mises en œuvre sur le terrain ?
Ce bilan reste à établir et un objectif du forum de Valence sera de voir comment ces directives sont et pourraient être appliquées. Nous avons prévu des ateliers pour que les organisations paysannes puissent témoigner à ce sujet. Mais les premiers retours sont plutôt réservés.
Les consultations prévues par les directives volontaires sont souvent de pure forme
Les consultations prévues par les directives sont souvent de pure forme et la démocratie locale peut aisément être détournée, comme on le voit dans plusieurs pays. Par ailleurs, cela constitue une porte ouverte à la corruption dans la mesure où les lois de décentralisation, qui donnent davantage de pouvoir aux élus locaux, ne garantissent pas, loin de là, que la parole soit donnée aux premiers concernés par les évictions. Le fait que les pays les plus concernés par ces directives volontaires soient précisément ceux qui sont prêts à tout pour attirer les investisseurs ne simplifie évidemment pas les choses.
Y a-t-il des cas de réforme agraire réussie et quelles leçons peut-on en tirer ?
On peut citer le cas des redistributions spectaculaires de terres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au Japon, en Corée du Sud et à Taiwan. Le recul de la pauvreté et la croissance économique dans ces pays à partir des années 1950 sont largement à mettre au crédit de ces réformes agraires de grande ampleur. Le cas du Mexique est également intéressant. La réforme agraire s’est étalée sur tout le XXe siècle suivant un processus assez chaotique. Toutefois, la moitié des terres agricoles y a été redistribuée et il faut constater que ce pays n’a pas été ravagé par les guerres civiles et les dictatures qu’ont connues ses voisins, dont l’origine était systématiquement la question de la terre.
Distribuer la terre est une condition nécessaire mais non suffisante
A côté de ces exemples plutôt positifs, il y a aussi les nombreux cas de réforme agraire qui ont complètement échoué. Au Venezuela par exemple, la redistribution des terres s’est aussitôt traduite par leur mise en vente par les bénéficiaires, car ceux-ci n’avaient pas les moyens de la mettre en valeur. Distribuer la terre est une condition nécessaire mais non suffisante. Une réforme agraire ne peut pas réussir si elle ne s’accompagne pas de politiques agricoles cohérentes qui permettent aux agriculteurs d’avoir accès, dans des conditions correctes, aux moyens de production, au crédit, aux intrants, à l’eau et bien sûr au marché.
Les politiques foncières sont plutôt du ressort des Etats. Quels sont les enjeux internationaux de ce forum mondial ?
L’encadrement des pratiques des investisseurs et des multinationales de l’agro-industrie nécessite de la régulation internationale. Par ailleurs, les processus d’exclusion de la terre auxquels nous assistons aujourd’hui ont une dimension internationale, si l’on pense aux flux migratoires massifs qu’ils sont susceptibles de provoquer. Mais il y a un autre enjeu mondial de ce forum sur lequel je souhaite insister : il s’agit de déconstruire le consensus général suivant lequel les grands projets agricoles portés par des investisseurs internationaux sont économiquement plus efficaces que l’agriculture familiale.
Ces grands projets d’acquisition foncière sont régulièrement critiqués par les organisations paysannes et les ONG en raison de leurs impacts environnementaux et sociaux. Mais ces arguments sont peu entendus par les gouvernements du Sud, qui estiment que cette agriculture moderne est plus efficace que la petite agriculture familiale pour garantir la sécurité alimentaire de leurs pays. De fait, les rendements à l’hectare de ces complexes agro-industriels sont supérieurs à ceux de la petite agriculture. Mais si on regarde de plus près combien coûte cette production qui fait massivement appel aux produits chimiques, à la mécanisation et aux énergies fossiles, la valeur ajoutée à l’hectare est nettement moins avantageuse, voire plus faible que pour l’agriculture familiale, bien plus pourvoyeuse d’emplois.
L’idée que le modèle agro-industriel est plus efficace que l’agriculture familiale est un mythe qui pèse lourd dans les choix de politique agricole. Il faut le déconstruire, et ce pourrait être l’une des contributions intellectuelles de ce forum. Un autre apport de la réunion de Valence pourrait être de relier la question de l’accès aux ressources et celle des modalités d’usage de ces ressources, autrement dit le modèle agricole à promouvoir. Ces deux questions sont souvent traitées dans des cercles séparés. Or, il ne sert à rien de discuter de l’accès aux ressources si on ne discute pas ensuite de ce que l’on en fait. Inversement, discuter de systèmes agricoles durables sans évoquer le sujet du partage des ressources n’a pas beaucoup de sens.ANTOINE DE RAVIGNAN