Note : 5/5
L’éternel retour
Il y a un an, le cinéaste portugais Manoel de Oliveira nous quittait, à l’âge canonique de 106 ans, laissant derrière lui une filmographie certes dense (une trentaine de longs métrages) mais pas si énorme que cela compte tenu de son étendue : soixante-dix années séparent son premier long, Aniki Bóbó (1942), du récent Gebo et l’ombre (2012).
Mais Gebo et l’ombre n’est pas, à proprement parler, le « dernier » film de Oliveira. Le cinéaste, nous vous l’annoncions l’année dernière, revient avec un film pas vraiment « posthume » non plus : Visite ou Mémoires et Confessions, loin d’être le projet inachevé d’un mort, a été réalisé entre 1981 et 1982, puis mis sous scellés à la demande du cinéaste, qui souhaitait que la diffusion attende son décès.
Epicentre Films
Sortant en 2016 – bien plus tard que ce qu’imaginait Oliveira, on suppose, au moment de sa mise sous scellés –, le projet de Visite a initialement pris place dans un contexte politique et personnel particulier. Après la Révolution des Œillets, bien accueillie par le cinéaste dont la carrière avait été régulièrement empêchée par les autorités, le Portugal est agité : l’usine de Oliveira est occupée par les ouvriers en grève qui vendent les machines pour payer les salaires. Oliveira se retrouve ruiné, lui qui avait contracté des dettes pour financer la rénovation de l’usine. Il est contraint de quitter la maison qu’il avait fait construire dans les années 1940 et qu’il occupait depuis. C’est donc un déchirement personnel qui motive la réalisation de ce film très intime, où Oliveira porte un regard rétrospectif sur sa vie de famille et d’artiste, mais envisage aussi l’avenir avec quelques regrets, lui qui, alors âgé de 73 ans, suppose que sa carrière longtemps freinée par les réticences salazaristes touche à sa fin.
Portrait autobiographique d’un homme et d’un artiste, Visite ou Mémoires et Confessions ne s’adresse donc pas qu’aux initiés du cinéma de Oliveira. C’est peut-être même une belle porte d’entrée vers le personnage, une bonne introduction à une filmographie variée dont le retentissement mondial ne fait alors, dans les années 1980, que commencer. Surtout, le film livre un beau travail sur le format rare de l’autoportrait. Ici, la structure est celle d’une errance, articulée autour de deux parties entremêlées : une visite, errance topologique, et des mémoires et confessions, errance temporelle.
C’est donc d’abord une visite, celle de la fameuse maison – magnifique –, qui motive le film. Deux amis du couple Oliveira – deux voix off dont on ne verra que de vagues silhouettes à la fin – errent dans la maison déjà désertée mais où se manifestent encore les esprits qui l’ont occupée à l’occasion de petits moments magiques : le son se fait la trace audible d’une absence visible, des portes et des objets sont déplacés par des « fantômes ». Voilà une Maison bien vivante, véritable « foyer » dans son sens le plus fort, personnage à part entière, moyen de locomotion littéral de cette errance, puisque bâtie comme un train ou un bateau. La visite est guidée par ces deux personnages invisibles dont les voix portent les dialogues très écrits – flottants, comme cette caméra pas tout à fait « subjective » – d’Agustina Bessa-Luís, grande romancière portugaise et fidèle collaboratrice de Oliveira.
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La maison, bien sûr, est remplie de souvenirs que les « mémoires et confessions » de Oliveira viennent décrypter à l’occasion d’une autre visite, temporelle celle-là. Il y a quelque chose d’extrêmement émouvant à revoir Oliveira s’adresser à nous face caméra, par delà la mort donc, mais aussi par delà les années : déjà septuagénaire mais toujours droit et beau, le cinéaste est alors visiblement atteint par le départ auquel il est forcé, lui qui fut déjà exilé de sa passion, le cinéma, pendant plusieurs dizaines d’années. Fidèle à lui-même, Oliveira a à cœur de conserver la force intempestive de la mémoire. La chronologie n’a pas lieu d’être lorsqu’on se remémore les joies et les tristesses qu’une maison a connues, entre mariages et décès, enfants qui jouent dans le jardin et irruption brutale d’agents de la PIDE (la police politique du régime salazariste) venus tirer Oliveira de son lit pour le jeter en prison – seul épisode passé à bénéficier d’une reconstitution. Oliveira parcourt soixante-dix ans de vie, passant d’une époque à l’autre à l’occasion d’archives projetées avec un vieux projecteur dans son bureau et de photographies incrustées sur les images contemporaines (selon des effets volontairement datés « années 1980 » voire plus anciens).
Il livre aussi beaucoup de choses de son intimité, avec une humilité touchante et forte quand il évoque l’amour qu’il porte à sa femme. Il partage aussi quelques considérations personnelles sur la mort dont il dit ne pas avoir peur, sur sa foi et sur ses doutes, sur la grâce aussi que l’on retrouve dans les plans de ce film qui sait trouver de la splendeur dans les petits détails d’un jardin, d’une maison, du visage de la femme aimée. Un film intime mais universel donc, grâce à cette beauté quotidienne qui est celle des hommes qui ont trouvé la Maison qui puisse accueillir leur âme.
On perçoit tout de même de la tristesse dans la voix du maître qui pense alors sa vie derrière lui. Bien sûr, le spectateur de 2016 sait que la vie aura sa revanche : la carrière de Oliveira, loin d’être finie, est en fait à ses débuts. S’il n’a alors réalisé que six longs métrages en quarante ans, il en réalisera une vingtaine dans les trente années qui suivront ! Pour le moment, à l’aube des années 1980 qui seront celles de sa reconnaissance internationale, il parle de son amour du cinéma, et surtout des films qu’il n’a pas encore pu faire : Angélica, qu’il réalisera finalement en 2010, ou encore NON ou la Vaine Gloire de commander (1990), ce grand projet du Portugal de l’après Salazar, œuvre vaste dont il justifie, dans ses interviews et dans Visite, le temps de réflexion nécessaire, lui à qui on a reproché de ne pas avoir livré plus vite de film « politique » après la chute du régime.
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Oliveira est décidément le cinéaste de l’éternel retour. Visite ou Mémoires et Confessions, c’est à la fois un « retour à la maison » littéral, une errance rétrospective et intempestive dans les souvenirs d’un homme et d’un pays, un voyage en soi enfin, tant le film a lui-même sauté les époques, des années 1980 à aujourd’hui. Si Oliveira ne s’attendait probablement pas à ce que le film mette autant de temps à « revenir », le souci de ne pas le laisser voir préparait déjà son propre retour, trente-cinq ans plus tard. En tournant ces images où il s’adresse à des spectateurs qu’il ne verra jamais, Oliveira ne se doutait pas qu’entre temps, il offrirait à l’Europe l’une de ses plus importantes filmographies. Une belle revanche, pour un homme combatif qui a toujours su « revenir » de ses exils personnels et artistiques.
Alice Letoulat
Film en salles le 06 avril 2016 – Réalisé en 1981-1982.