3.1 Après Pierre Louÿs : au bout d’un fil

Publié le 23 avril 2016 par Albrecht

Le roman de Pierre Louys parait en 1898. Bien que Goya et Rops aient influencé le choix du titre, il ne s’agit d’un pantin qu’au figuré, et aucune illustration du livre n’en montre un directement.

Néanmoins, cette parution va donner de la chair et un second souffle à ce qui n’était jusqu’alors qu’un sujet quelque peu théorique : cas d’école où un événement purement littéraire va produire un effet de cristallisation graphique, et légitimer pour le grand public un thème jusqu’alors sulfureux et réservé aux happy fews.

Devenu à la mode, le Pantin XXème siècle va épouser toutes les péripéties de l’époque et se décliner à toutes les sauces : à fil, à main, réduit à une poupée voire simplement à un masque.


Au bout du fil

La manipulation sans contact est le geste qui met le mieux en valeur la supériorité de la Femme : cette haute teneur en masochisme en a fait, et de loin, la formule la plus répandue.

Carte postale 1900

Dans une réminiscence de la pesée des âmes, cette cocotte rigolote sauve le bel homme svelte et condamne le vieux ventripotent.

Cake walk intime
Série de six cartes postale 1900

Les pas de la danse à la mode servent de prétexte à des nudités agrémentées d’accessoires variés, dont le Pantin.


Publicité pour une soirée d’Hommes à l’Opéra de Vienne,
Heinrich Lefler, 1901

Autodérision parfaitement assumée par les membres du Königliche et Kaiserliche Opera : la vie n’est qu’un théâtre de marionnettes aux mains de la Femme Fatale.


La rencontre La présentation

La déclaration L’invitation

La danse La promenades

Série de six cartes postales, Raphael Kirschner, 1902

Toutes les phases de la parade amoureuse sont délicieusement manipulées par l’Eternel Féminin.

Notons que c’est dans la Déclaration seulement que le fil de la dame est relâché : comme si la marionnettiste voulait, à ce moment seulement, laisser le choix à sa créature.

Pour toutes les séries de cartes postales de Kirschner, voir le précieux site :  http://www.ak190x.de/kirchnerneu.htm

Affiche pour l’Opéra : Le Chevalier d’Eon
Francois and Victor Clerice, 1908 Illustration pour La femme et le pantin
L.Clauss, 1916, Librairie Charpentier et Fasquelle

Deux trouvailles d’illustrateurs ingénieux :

  • à gauche l‘ombre invertie du marionnettiste ;
  • à droite la femme de chair piétinant l’ombre du pantin, au centre de sa toile d’araignée.


La femme et le pantin
Angel Zarraga, 1909, Museo Andrés Blaisten, Mexico   Le premier-né (El primogenito)
Federico Beltran Masses, 1914

Le peintre mexicain Zarraga a peint ce tableau juste après un retour aux sources en Espagne, dans l’atelier de Zuloaga : il s’agit explicitement d’une illustration non pas du roman, mais du titre de Pierre Louÿs. La Femme y apparaît debout et avec toutes les armes de son sexe (la nudité et les bijoux) tandis que le Pantin, mi Pierrot mi clown blanc, est affublé de dentelles et d’une robe fleurie.

Dans le « Premier-Né » de Federico Beltran Masses, Pierrot et Colombine deviennent un couple transgressif où un vieil enfant prolongé, aux membres interminables engoncés dans des linges blancs, anguleux et maladif, fait ressortir d’autant les courbes voluptueuses de sa « mère ».

Revenu en Espagne où il est né, sulfureux ou soufreteux, le Pantin de Louÿs ne trouble en aucun cas la placidité de la Nudité glorieuse à laquelle il est confronté.


Carte postale, 1910  

class= »MagicMagnifyPlus »

Franz von Bayros, 1910

En version populaire ou en version raffinée, le thème est désormais solidement ancré.


La Femme et les Pantins
Georges Lepape, 1913 La Femme et le Pantin
Herouard, 1913

En style commedia dell’arte, le Moche offre vainement un bouquet somptueux quand le Beau peut se contenter d’une rose.

En style Parisien Polisson, c’est l’Homme de la Rue qui est préféré au Peintre, au Poète, au Juge, à l’Officier, au Député, au Monarque et au Moine, à l’issue d’un exercice d’élasticité comparée.

Et deux calamités arrivèrent : les Suffragettes et la Guerre.

« Je fais s’asseoir les petits garçons »
I’m making the boys sit up

Carte Postale en faveur des Suffragettes, 1916

Quadruple sens pour cette petite carte postale. Les garçons n’ont plus qu’à s’asseoir :

  • pour assister au spectacle ;
  • époustouflés par la marionnettiste ;
  • parce que ce sont eux les pantins ;
  • une fois les femmes élues.

Deux héros qui se vouent à tous les seins
Hérouard, La Vie Parisienne, 1918 E finita la tragedia… la comédie recommence
Umberto Brunelleschi, 1919


Opium
Max Bruning, vers 19208 Polichinelle
Vald’es, 1922

A gauche, l’après-guerre version destroy : à voir le geste effrayé des mains de la fille légère, il est à craindre que la marionnette, avec sa pipe en bandoulière, ne lui ait fait une proposition incommensurable.

A droite, la version parisienne se contente d’un effeuillage : « Décidement, Polichinelle sera toujours un mauvais farceur ! »

La guerre a inversé bien des valeurs :

quelquefois, ce sont les Pantins qui dominent.


Le sexe fort
René Vincent, 1923, La Vie Parisienne La femme et le pantin, ou Marianne et l’électeur
Jack Abeille, 1924, Le Sourire

Mais les Fondamentaux reviennent la plupart du temps : l’homme des Années Folles aime se soumettre aux Garçonnes.

La Femme et le Pantin
1926  

La Femme et le Pantin
Jean Gouweloos, 1927, Musée Charlier, Bruxelles

Petites ou grandes, en chemise ou nues, en dessin ou en peinture, verticalement ou horizontalement, les Femmes s’amusent avec leur Pantin, en extension ou flagada.

La femme et le Pantin
Pierre Dionisi, 1931 ou 36  

La danse du Pantin
Norman Lindsay, 1933

Sorti de son pot à volonté, dégonflé et regonflé à loisir, le Pantin revêt dans l’Ancien Monde un caractère de plus en plus scabreux.

L’Ange Bleu
Couverture de la revue Das neue Film Programm, 1930  

L’Ange Bleu
Affiche française, 1930

Il faudra attendre « The Devil Is a Woman » en 1935 pour la première version cinématographique de « La femme et le Pantin » par Von Stroheim et Marlène Dietrich. Mais dès 1930 les deux avaient inauguré leur collaboration fracassante avec un thème tout aussi sulfureux, bien qu’il n’y a pas à proprement parler de pantin au bout d’un fil dans l’« Ange Bleu ». La richesse de l’histoire tient à ce qu’elle oscille entre deux thèmes contradictoires :

  • à gauche, la vision « Doctor Unrat » : celle de la femme-poupée qu’il sera facile de ployer, à l’image des branches de lunette ;
  • à droite, la réalité : celle de l’homme-clown manipulé de toutes parts.

Si Unrat avait fixé son attention sur le haut-de-forme plutôt que sur les bas, peut-être aurait-il évité de finir la tête enfoncée dans ce faux-col vaginal :

du danger d’interchanger les symboles sexuels !


Spicy Stories
Edition de Mars 1934

En passant l’Atlantique, le thème va revenir à sa simplicité originale, et s’adapter à l’imaginaire local. Le Pantin n’est plus un looser désigné, mais un homme qui a les moyens de rendre le match intéressant : le Millionnaire avec son haut-de-forme, insigne de puissance et de virilité.

Jack In The Box
Pinup de Gil Elvgren, vers 1945 « Ils sont faciles à mener quand on sait comment »
« they are easy to handle when you know how »
Pinup de Gil Elvgren, mars 1949

Même monté sur ressort, portant une moustache irrésistible et coiffé de son symbole phallique substitut de celui de Pinocchio, le Millionnaire n’est pas de taille à impressionner la pinup.

Lorsqu’il est à fil, noter que c’est la main droite qui manipule avec agilité les parties supérieures, tandis que la main gauche suffit à agiter la canne et les guibolles.


Danse macabre
Vers 1950

Même technique chez cette blonde et cette brune, spécialistes du dépouillement jusqu’à l’os.

Le Jardin d’Eden
Mahlon Blaine, 1956, Collection privée

Dans cette oeuvre dédicacée au magicien Dunninger, Blaine nous montre un Diable marionnettiste rejouant de ses deux mains griffues la scène de la Pomme, tandis que l’Ange vengeur attend de rentrer en scène.

Pour un illustrateur réputé déjanté (voir sa biographie sur http://grapefruitmoongallery.com/9449) , une logique subtile est à l’oeuvre : pour la saisir, il suffit de suivre les dix fils.

  • aucun ne mène à la figurine du serpent : le diable ne se manipule pas lui-même ;
  • cinq fils partant de sa main droite (en bleu) animent Eve : ses deux pieds, son torse, sa tête et sa main gauche qui tend la pomme à Adam ;
  • un fil supplémentaire partant de sa main gauche (en jaune) se dirige, sans l’atteindre, vers la main droite d’Eve ; celle-ci fait le geste traditionnel de la réception de la Parole, paume à l’avant, face à la tête du serpent ;
  • les quatre autres fils partant de la main gauche animent Adam : ses deux pieds, sa tête et sa main droite, qui enlace la hanche d’Eve.

Autrement dit : la pomme est manipulée par le Diable : mais aucun fil n’oblige Eve à écouter le Serpent, aucun n’oblige Adam à accepter la pomme.

Même chez les Pantins, il n’y a Péché que s’il y a Liberté.


Femme et marionnette
Illustrateur inconnu, date inconnue

Au nombre de fils, cette Cruella est gagnante, si on oppose la densité de sa chevelure et la rigueur de ses résilles bien tendues, aux six ficelles lâches du pantin qu’elle envoie balader du bout d’un ongle.

Fiona Stephenson, 2009

Fiona Stephenson, 2008

En soubrette pour Milliardaire en chapeau claque, ou en cowgirl pour Latino en sombrero : même manière de ridiculiser les machos.

Keith Garvey
2010
Play with me
Michael Oswald

Deux figures de style pour pousser le thème aux limites :

  • le réductionnisme : le Pantin comme pantin ;
  • l’auto-référence : le Pantin comme son propre Marionnettiste.


Evolution
Michael Cheval, vers 2013

Enfin, la mise en abyme (voir L’effet Droste). A noter la hiérarchie décroissante (en taille et en sophistication) :

  • la Marionnettiste en chair, en os et en bicorne,
  • le Fou en tissu et chapeau à grelots,
  • le Pantin en bois et chapeau à pompon,
  • le bout de tissu pendu à un seul fil, qui constitue la réduction ultime de la Marionnette.

Dans cet enchaînement de causes, chacune ne maîtrise qu’une cause qui lui est inférieure en terme de degrés de liberté : mais qui, en haut de la chaîne, manipule la Marionnettiste ? Ne serait-ce pas cet arbre dangereux qui semble un nid de lianes rembobinées sur elles-mêmes ?