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Mémoire de fille, d'Annie Ernaux

Publié le 23 avril 2016 par Francisrichard @francisrichard
Mémoire de fille, d'Annie Ernaux

Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.

C'est par cette sorte de note d'intention, retrouvée dans ses papiers, qu'Annie Ernaux termine Mémoire de fille. Elle résume bien l'intention qui préside à la rédaction de ce livre-confession, à l'écriture duquel elle a dû se mettre à plusieurs reprises.

L'effarante réalité est ce qui lui est arrivé à l'été 1958, quand, s'appelant encore Annie Duchesne, lycéenne originaire d'Yvetot, elle est monitrice dans une colonie, à S, dans l'Orne. A plus de cinquante ans de distance cela lui semble bien irréel et étrange.

Pour reconstituer la fille de S qu'elle a été, Annie Ernaux se fait en quelque sorte historienne d'elle-même:

Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j'ai été.

Et, pour ce faire, elle regarde des photos d'elle à l'époque, relis des lettres écrites alors à des amies, fait des recherches sur Google pour savoir ce que sont devenus les témoins, fait remonter à la surface, de manière très proustienne, sa mémoire saturée.

Une de ces photos est une photo d'identité en noir et blanc, collée dans son livret scolaire. Ce n'est pas elle sur la photo: La fille de la photo est une étrangère qui m'a légué sa mémoire. Elle n'a pas vraiment besoin de cette photo pour la voir... 

Cette étrangère, elle l'appelle elle dans ce livre. Elle la dissocie de je. C'est certes aventureux, mais cela lui permet d'aller plus loin dans l'exposition des faits et des actes de la fille de S, de la désincarcérer afin de pouvoir dire aujourd'hui: Elle est moi, je suis elle.

A la colonie de S, elle découvre la fête, la liberté, les corps masculins, c'est-à-dire un univers tout autre que celui qui était jusqu'alors le sien à Yvetot, celui de l'épicerie familiale et du collège religieux, où, première de classe, ses connaissances ne sont que livresques.

A la colonie de S, nature, elle sera humiliée par le groupe, mais le bonheur d'y appartenir sera plus fort et elle voudra rester des leurs; elle sera finalement dans l'orgueil de l'expérience, de la détention d'un savoir nouveau dont elle ne peut imaginer ce qu'il produira en elle dans les mois qui viennent.

En effet la trace qu'elle laissera d'elle à S et la trace que S laissera en elle lui feront prendre dans l'existence un chemin imprévu. Sans cela serait-elle devenue l'être littéraire qu'elle est aujourd'hui, qui se conduit en sujet libre?

Plus tard, plus de trente ans après l'été 1958, en 1989, après un week-end passé à Londres, en compagnie de plusieurs écrivains, elle écrira dans son journal ce qui est, peut-être, la plus grande vérité de ce récit:

Je ne suis pas culturelle, il n'y a qu'une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. 

Francis Richard

Mémoire de fille, Annie Ernaux, 160 pages, Gallimard

Livre précédent chez le même éditeur:

Le vrai lieu (2014)


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