1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs

Publié le 27 avril 2016 par Albrecht

Le thème de la lettre, écrite ou reçue, a été très à la mode entre les années 1630 à 1670 : la Hollande était alors le pays le plus éduqué d’Europe, une nation aux colonies lointaines qui avait su mettre en place un système postal particulièrement efficace.

Les tableaux épistolaires ne sont donc pas un hymne à la banalité du quotidien, mais au contraire un hommage au progrès des temps et la puissance nationale. Svetlana  Alpers, dans son livre « L’art de dépeindre« , a très justement baptisé cette tendance de l’art hollandais : « Regarder les mots ».


 

Femme déchirant une lettre
Dirck Hals, 1631, Mittelrheinisches Landesmuseum, Mainz

Femme assise avec une lettre
Dirck Hals, 1633, Philadelpha Museum of Art

Ces toutes premières représentations du thème exposent déjà les éléments que nous retrouverons par la suite :

  • le tableau de marine évoque l’éloignement physique de l’envoyeur ;
  • la chaise vide souligne son absence ;
  •  le coffre ou la chaufferette (avec la signature du peintre) opposent le confort de la maison avec les dangers courus au loin.


Le diptyque de Ter Borch


Officier écrivant une lettre, avec un trompette
Philadelphia Museum of Art Femme scellant une lettre
Collection privée, New York

L’idée de traiter en diptyque le thème du courrier semble revenir à Ter Borch  qui nous montre, en 1658-1659, d’un côté l’envoi d’une lettre, de l’autre l’envoi de la réponse.


Le pendant de gauche

Uniquement masculin, il montre un officier assis à une table, tandis qu’un trompette [1] attend, debout à côté, la lettre qu’il est en train d’écrire. Un bâton de cire à cacheter est posé sur la table.

Le pendant de droite

Uniquement féminin, il montre une dame assise à une table, tandis qu’une servante attend, debout à côté, la lettre qu’elle est en train de cacheter à la bougie. La  lettre qu’elle a reçue est posée, ouverte, sur la table. Le petit carnet rouge pourrait être un manuel pour écrire des lettres d’amour (peut être « Le secrétaire à la mode » de Jean Puget de la Serre , édité en 1645 [2].


Les cheminées similaires

Bizarrement, bien que les deux pièces soient sensées se situer dans des lieux éloignés, leurs cheminées sont similaires : même manteau en bois mouluré, même rideau vert à franges dorées. Plus encore : un des objets posé sur l’étagère,  le flacon avec un liquide brun, est le même dans les deux tableaux.

Pour cette première apparition en peinture d’un diptyque épistolaire, Ter Borch semble avoir voulu « assurer », en sacrifiant la vraisemblance à la lisibilité : les cheminées sont un marqueur permettant d’apparier visuellement les deux tableaux, même pour le spectateur distrait.

Les points de fuite


Le fait que les cheminées soient identiques attire l’oeil sur une subtilité probablement voulue : les fuyantes du manteau désignent, à gauche, un point de fuite situé à hauteur des yeux du militaire ; à droite, à hauteur de ceux de le servante.

Ainsi le spectateur se trouve impliqué de manière cohérente à l’action : à gauche il est encore assis, à droite il est déjà debout et prêt à sortir du tableau, comme la lettre dès qu’elle sera cachetée.


Les meubles « différents »

Les autres éléments du mobilier diffèrent, tout en restant étrangement similaires : le lit-tente contraste avec le lit-clos, mais tous deux ont exactement le même tissu vert et le même galon losangé.  (Le lit-tente n’est pas spécialement masculin ni militaire: dans d’autres tableaux de Ter Borch on peut le voir dans une chambre de dame).

De même, les nappes diffèrent par la couleur, mais les pieds des tables sont les mêmes.

Symétries voulues

D’autres symétries se justifient par la différence des sexes :

  • sur le rebord de la cheminée, poire à poudre contre livre ;
  • sur le plancher, désordre masculin (un fétu de paille, un as de coeur, une pipe cassé, une tâche de terre) contre propreté féminine.

La symétrie entre le lévrier, chien de course campé sur ses quatre pattes, et le petit chien de compagnie qui dort, roulé en boule au  pieds de la maîtresse, renforce le contraste entre l’environnement compétitif du militaire et l’univers tranquille, voire sensuel de la dame.

On peut également mettre en pendant le chapeau que le trompette tient en main, et le seau de la servante : tous deux confirment que le personnage est sur le point de sortir.

Les deux couples

Les postures des personnages sont également symétriques. Mais tandis que le maître et la maîtresse, assis, se tournent le dos, les deux serviteurs, debout, se font face : composition qui induit l’idée d’une affinité entre le trompette et la servante.

De plus le rouge et le bleu des nappes, qui signale les personnages principaux, se retrouve sur la jaquette et la jupe des personnages secondaires : en marge de l’idylle des maîtres se noue, entre les serviteurs,  la possibilité d’une idylle ancillaire.

Trompette d’amour

L’air entendu du trompette, qui  prend le spectateur à témoin, sous-entend peut être une certaine moquerie envers ces personnes de la haute, qui  se compliquent la vie par des approches épistolaires.

Le lévrier lui aussi semble partisan des approches directe :  avec son instinct animal, il va droit à l’entrejambe du trompette, comme s’il avait décelé  avant tout le monde, l’instrument le plus intéressant du musicien.

Métaphores amoureuses


Dans une lecture grivoise, d’autres correspondances apparaissent : le pendant du seau à provision, que la servante porte à hauteur de son entrejambe, n’est peut-être pas le chapeau : mais plutôt ces autres objets métalliques et phalliques que sont les éperons, la trompette, l’épée qui la prolonge et l’ombre de l’épée sur le sol..

Et qui sait si le bâton de cire fondant dans la flamme n’avait pas, au XVIIème siècle, la même connotation érotique que – disons – un bâton de rouge happé par des lèvres de vamp dans un film des années cinquante ?

Enfin, l’as de coeur, avec son point rouge, évoque la lettre que la dame tient en main, bientôt marquée d’un cachet rouge :

l’homme propose, la femme dispose.


Une scène de genre

Nous avons complètement compris la scène de genre que le diptyque représente : un militaire déclare sa flamme à une dame, laquelle lui retourne une réponse que nous ne connaîtrons pas [3]. Ce qui donne le schéma suivant :


Le diptyque logique

Dans ce schéma, il y a quelque chose qui cloche : si Ter Borch voulait vraiment représenter cette scène, alors la composition semble particulièrement maladroite : les personnages principaux se tournent le dos, les lettres s’éloignent l’une de l’autre, l’une sortant par la gauche et l’autre sortant par la droite.  La composition la plus logique aurait été, non pas d’inverser le pendant, mais d’inverser chaque tableau dans un miroir…

Le diptyque « corrigé »


Du point de vue de la lisibilité de la scène, les avantages de cette composition sautent aux yeux : les deux épistoliers se font face, les deux messagers sont voisins, permettant au courrier de passer naturellement d’un pendant à l’autre, dans le sens de la lecture et par le trajet le plus court.

De plus, les deux points de fuite, au lieu de diverger, se rapprochent de la position centrale, accentuant la cohérence spatiale des deux scènes.

Si Ter Borch n’a pas opté pour cette composition si logique, c’est soit parce qu’il n’y a pas pensé – chose excusable pour cette toute première apparition du diptyque épistolaire – soit parce qu’il avait une raison supérieure de préférer l’autre composition.


Un scoop

Revenons aux autres choses qui clochent dans le tableau : les cheminées identiques, les lits et les tables similaires, comme si un même décorateur s’était chargé des deux lieux.

Nous n’avions pas remarqué que la colonne cannelée, bien visible dans la cheminée de gauche, se retrouve aussi dans l’ombre de la cheminée de droite. Et que les deux rideaux latéraux pendouillent exactement de la même manière (on voit les clous qui ont lâché).
Les deux cheminées sont donc exactement les mêmes, mais comme retournées dans un miroir (pour l’une le lit est à gauche et la table à droite, pour l’autre c’est l’inverse).

Quant aux deux tables, il suffit de regarder attentivement pour constater  qu’une des traverses de chêne a été réparée par une  traverse en bois blanc.


Tout en faisant tourner la table d’un quart de tour pour rendre cette évidence moins visible, il est clair que Ter Borch a délibérément représenté, dans deux lieux censés être éloignées,  la même  table très particulière.

Une astuce pour connaisseur

Pourquoi se comporter ainsi, en brocanteur refourguant d’un tableau à l’autre les mêmes meubles usagés, en accessoiriste négligent, peu soucieux de la cohérence d’ensemble ?

Une réponse est que dans le goût des acheteurs de l’époque, la vérité de la scène comptait moins que le réalisme des objets : en inspectant chaque détail, le spectateur devait fatalement reconnaître la même table réparée. Et une astuce aussi évidente, toute en étant dissimulée, permettait de mettre en valeur le regard aiguisé du connaisseur.


En première lecture, le diptyque de Ter Borch se laisse lire comme une scène de genre : le couple des chiens et le couple des serviteurs, en suggérant des formes d’amour plus directes, sert de faire-valoir  au raffinement ultramoderne des amours épistolaires.

Les « anomalies » de la composition poussent à une seconde lecture, selon laquelle, sous le prétexte d’une scène de genre, le diptyque aurait un sujet plus ambitieux, l’Apologie du Courrier :

  • si les deux pièces éloignées sont si semblables, c’est parce que le Courrier rapproche les lieux avec la fidélité d’un miroir ;
  • si le scripteur et la lectrice se tournent le dos, c’est parce que le Courrier rapproche les êtres comme s’ils se trouvaient de part et d’autre de la même cloison.


Juste après Ter Borch, Gabriel Metsu va reprendre l’idée du diptyque épistolaire.


Jeune Homme écrivant une lettre, 1658-1660, Musée Fabre, Montpellier,

Une Fille recevant une lettre, Timken Museum of Art de San Diego

Il est possible que l’homme soit Gabriel lui-même, la femme sa future épouse Isabelle, et que l’oeuvre ait été conçue à l’occasion  de leur mariage, en avril 1658.


 Le pendant « Ecriture »

Dans le pendant de gauche – aujourd’hui conservé à Montpellier – un homme écrit une lettre dans une chambre, à la lumière d’une bougie tenue par sa servante.


 Le pendant « Lecture »

Dans le pendant de droite –  aujourd’hui conservé à l’autre bout du monde, en Californie – une servante tend la lettre à sa maîtresse, qui lisait dans le jardin. On peut déchiffrer le début de l’adresse, Juffr[ouw], qui confirme qu’il s’agit d’une demoiselle :  l’échange épistolaire est donc parfaitement licite.


Des symétries simples

Ici pas de complication : le diptyque repose sur des symétries appuyées.

La scène d’écriture a lieu en intérieur nuit, la scène de lecture en extérieur jour : la balustrade du jardin se trouve dans le prolongement exact de la table à écrire, au point qu’en rapprochant les deux tableaux bord à bord, on obtiendrait un objet-chimère, moitié pierre et moitié bois.

L’homme est un prétendant sérieux : un négociant, un homme de loi ou un riche propriétaire, à en juger par les registres qui remplissent l’armoire derrière lui. Lorsqu’il trouve un moment, il s’autorise de saines lectures : voir le petit livre posé sur le tapis, avec son marque-page. La demoiselle lit quant à elle un plus gros livre, qui ne peut être que la Bible.

Ces deux-là sont bien assortis : situation de fortune enviable, âge en rapport, Monsieur dans son étude et Madame dans son jardin.


 

La seule originalité de cette composition sage est peut-être la correspondance entre les deux tâches rouges : celle du sceau de l’acte notarié posé sur l’armoire, et celle du pivoine planté dans l’urne. Monsieur collectionne les vieux papiers, Madame cultive ses fleurs.

Une hypothèse qui prend corps

Le « diptyque logique » dont nous avions postulé la possibilité existe bien, et c’est Metsu qui l’a peint !


Le scripteur est orienté vers la droite, la lectrice vers la gauche : la marge entre les deux tableaux fait intégralement partie de la composition, puisqu’elle matérialise le « saut » du courrier d’un lieu à l’autre.

Cette proximité s’exprime dans le regard de la lectrice qui remonte, de droite à gauche, le courant de la communication : par-delà la lettre reçue, on dirait bien que c’est directement son amoureux qu’elle contemple.


Le diptyque de Ter Borch s’intéressait au côté magique et contre-nature du Courrier, qui fusionne des lieux éloignés. Celui de Metsu démontre rationnellement comment ce nouveau media se joue des frontières techniques : celle de l’espace, celle du jour et de la nuit, celle de l’extérieur et de l’intérieur.

Mais aussi, de manière plus excitante, il illustre comment il permet, sans enfreindre la morale,   d’enjamber la barrière entre les sexes, fournissant un accès direct de la chambre du célibataire au jardin de la bien-aimée.  A une époque où les dames ne sortent que chaperonnées, la lettre offre aux gens de qualité un moyen de rencontre révolutionnaire, tout en restant respectueux des convenances.

C’est ce qu’exprime la présence, dans chaque camp, sous les espèces du serviteur, d’un émissaire de l’autre sexe : la proximité physique entre homme et femme n’est admise que si leur position sociale les éloigne.


Références : [1] C’est probablement Caspar Netscher, l’élève de Ter Borch, qui a posé pour le personnage du trompette. [2] Love Letters: Dutch Genre Paintings in the Age of Vermeer Peter C. Sutton – October 1, 2003 [3] Cependant, un repentir révèle qu’il y avait aussi côté Dame une carte avec un coeur, par terre à côté du chien : manière de signifier un amour partagé. Voir [2] G M T

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