2.6 Les Pantoufles : une fin ouverte

Publié le 01 mai 2016 par Albrecht

Et si l’objectif des « Pantoufles » n’était pas de nous faire deviner une histoire déjà écrite, mais plutôt de fournir à notre imaginaire un décor astucieux et polyvalent  ?


Deux femmes cohabitent dans des secteurs clairement délimités :

  • la Servante occupe la cuisine et le couloir (par ses pantoufles sur le paillasson)
  • la Maîtresse occupe la pièce du fond.

On peut facilement imaginer quatre histoires, dans lesquelles  chacune des femmes se révèlera soit morale, soit immorale.


1) Moralité de la servante

D’après l’ombre de la chaise, le soleil est haut : nous sommes dans l’après-midi. La maîtresse a fait la fête  hier soir (le carnet mal rangé, la bougie).

A maîtresse couche-tard, servante pressée : il faut bien que quelqu’un lave et range.

Elle a donc nettoyé  le sol et ouvert la porte d’entrée pour laisser entrer le soleil. Pour ne pas salir à nouveau, elle a laissé ses pantoufles de travail sur la paillasson. Pieds-nus ou avec des chaussures propres, sans doute est-elle à l’intérieur de la chambre, en train de ranger pendant que sa maîtresse se promène.

Du fond de la cave à la chambre, le trajet de la servante est orthogonal à celui des visiteurs dans le couloir :

le chemin des serviteurs et celui des maîtres se croisent en un seul point : les pantoufles.


2) Immoralité de la servante

L’oreille indiscrète ou Le Sens de l’Ouïe (Eavesdropper on Two Lovers),
Nicolaes Maes, 1656-57, Apsley House, Londres  [1]

Il ne manque pas d’exemples où le balai abandonné signifie un peu plus que la négligence au travail. On voit ici une maîtresse de maison interrompre ses comptes pour écouter discrètement le couple de serviteurs qui se lutine dans la cuisine, derrière une porte à clenche et un balai bien mis en évidence (à noter également le paillasson qui marque la limite entre les pièces de service et les pièces d’habitation).

La servante a abandonné sa cuisine. Pieds-nus, elle a couru ouvrir la porte d’entrée à son amant (d’où la direction des pantoufles), a ouvert en hâte la chambre en oubliant les clés sur la serrure. C’est là qu’ils se trouvent maintenant, pour un cinq à sept scandaleux. Car la vraie immoralité n’est pas sexuelle, mais sociale :

quand la maîtresse n’est pas là, c’est la servante qui s’empare et des clés et du lit.


3) Moralité de la maîtresse

En recopiant Ter Borch, Hoogstraten a supprimé les accessoires trop visibles de la coquetterie et des plaisirs (le ruban, la brosse, les deux peignes, la coupelle en argent). En devenant mural, le miroir de toilette, accessoire de vanité, s’est transformé en quasi-objet de piété, en instrument d‘introspection.

C’est une jeune fille sérieuse qui vit dans cette chambre,

elle étudie à la bougie et en reste aux échanges épistolaires.


Immoralité de la maîtresse

Les métaphores sont à prendre au pied de la lettre. Dans cette maison

  • les balais embrochent les torchons,
  • les talons piétinent les paillassons,
  • les bougies détumescentes s’inclinent,
  • au point que le miroir se refuse à refléter ces indécences.

Juste à l’aplomb de la jeune femme, les clés se succèdent dans la serrure.

La porte du couloir est grande ouverte, le sol est en train de sécher.

Le petit messager du tableau amène la lettre d’un nouveau client.



Reprenons une dernière fois la comparaison entre « Le Corridor » et « Les Pantoufles » . Cette fois, non plus avec le regard du décorateur de théâtre soucieux d’organiser l’espace, mais avec celui du metteur en scène qui travaille le placement des personnages, leurs entrées et leurs sorties.


Une Histoire à quatre

Les quatre personnages

Dans les tableaux de genre représentant une scène galante, l’homme est généralement assis, en posture avantageuse. D’où l’idée que la chaise vide serait non pas celle de la Maîtresse, mais celle destinée au client : disons à l’Amoureux, pour ne pas forcer le trait. De même, le carnet abandonné sur la table jouerait un rôle analogue à celui des magazines dans une salle d’attente. Du coup, le « dos » et la « tête » qu’ils évoquent ne sont pas ceux de la Maîtresse, fixés dans le tableau : mais ceux de l’Amoureux qui ne fait que passer dans la pièce.

Par ailleurs nous avons vu ( 2.5 Les Pantoufles : curiosités )  que le corps absent de la Servante est quant à lui évoqué par le balai et les pantoufles.

En nous montrant l’image peinte du Messager et de la Maîtresse, le tableau dans le tableau inverse, au choix, soit les conditions sociales, soit les sexes des deux personnages non peints dans le tableau : la Servante et l’Amoureux.

Ainsi, à côté de l’instrument de l’artifice – le miroir propice aux maquillages  -

l’objet d’Art fonctionne comme une sorte de miroir théorique

qui montre les absents, mais en les inversant.

Retenons que la pièce du fond n’est peut-être pas  le fond de la pièce !


Deux enfilades similaires

Si la pièce que nous voyons n’est finalement, comme dans les tombes égyptiennes, que l’antichambre d’une chambre secrète, nous pouvons maintenant comparer les deux décors d’une autre manière, en décalant celui des « Pantoufles » d’un pièce vers le bas.


Le parallélisme entre les deux décors devient flagrant :

  • le tableau et le miroir se situent au même niveau, entre la chambre et l’antichambre ;
  • les carrelages noir et rouge signalent les espaces privés ;
  • les carrelages noir et blanc signalent les espaces de réception ;
  • les entrées latérales se retrouvent au même niveau, en deuxième position  dans l’enfilade ;
  • les entrées frontales également : arcade et porte de la cuisine, signalées chacune par un balai.

 Nous avons ainsi deux décors qui, du point de vue des entrées en scène, obéissent au même schéma de conception. Reste à mettre en place les personnages.


L’argument du « Corridor »

Soit un rapport de force existant  – le pouvoir du Père sur la Fille, et un fait nouveau – la demande faite par le Soupirant.

Résultat : la Fille va partir avec ce dernier,  abandonnant le Père dans sa maison et l’Amoureux dehors.

En  résumé : comment, par un contrat, remplacer un couple par un autre.


Les parcours dans « Le Corridor »

Dans la mise en scène que le « Corridor » nous propose, nous avons le décor, les quatre personnages et l’argument. Reste à les mettre en mouvement, à régler les entrées et les sorties.

La pièce du Père est le Salon du fond. Pour  la demande en mariage, il se déplace dans l’antichambre. A la fin, lorsque sa fille aura quitté la maison, il retournera sur la chaise vide, près de la cheminée sans feu.

Le Soupirant entre par l’entrée latérale, la Fille par l’escalier. Les deux se retrouvent dans l’antichambre, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par l’entrée latérale.


Les parcours dans « Les Pantoufles »

Traçons les mêmes parcours dans ce nouveau décor, avec les quatre personnages qui sont, cette fois, la Maîtresse, sa Servante, l’Amoureux et le Messager.

La pièce de la Maîtresse est la Chambre du fond. Pour recevoir la lettre d’amour (ou son visiteur), elle se déplace dans l’antichambre. A l’issue, elle se retire dans sa chambre.

Le Messager entre par la porte latérale, la Servante par celle de la cuisine. Les deux se retrouvent dans le couloir, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par la porte latérale.


L’argument des « Pantoufles »

En combinant les deux personnages de la Maîtresse et de la Servante, nous avions construit quatre historiettes diversement morales ou immorales, selon l’imagination du spectateur.


La comparaison avec le « Corridor » introduit une autre possibilité :

la Maîtresse ET la Servante sont toutes les deux immorales.

Tout comme dans le diptyque de Metsys (voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs) l’intrigue entre les épistoliers (la Maîtresse et l’Amoureux) se double d’une intrigue entre les serviteurs :

le Messager, venu porter la Lettre, est reparti avec la Servante.


Considérés isolément, « Le Corridor » et « Les Pantoufles » peuvent apparaître comme des exercices de style d’un peintre plus passionné par la perspective que par la psychologie. Et l’effet d’insatisfaction, d’incomplétude qu’ils provoquent, peut être attribué à cet excès de décoration et à ce déficit d’incarnation.

Considérés l’un par rapport à l’autre, l’un comme conçu avec l’autre, les deux oeuvres prennent un relief fascinant. « Le Corridor » montre une demeure où les portes sont ouvertes et  fermées conformément à la morale, autour du thème socialement balisé du départ de la fille de la maison. « Les Pantoufles« , par son vide post-nucléaire, toutes portes béantes, convoque des idées autrement dangereuses : une maison ouverte avec deux femmes invisibles, voilà qui autorise une prolifération de possibles et laisse la rêverie déborder toute convention.

Dans « Le Corridor », la fille de bonne famille s’envole de la cage, et  semble même prête, sous sa forme « perruche », à quitter la surface peinte, par la magie inverse de la perspective à grand angle. C’est un tableau rassurant, où les tentations négatives de l’existence sont minimisées et  marginalisées : Adam et Eve, la carte à jouer, le verre de vin, le chat, l’amoureux … Seule la minuscule cheminée vide évoque discrètement, dans la pièce du fond, la solitude et la mort du Père, conforme à l’ordre des choses.

Dans « Les Pantoufles »,  au contraire, la fille de mauvaise vie s’encage à perpétuité, projetée par l’effet de zoom dans le tableau dans le tableau. Sa présence se réduit à une silhouette en argent dans un écrin de velours rouge, prisonnière d’un cycle infini entre la chambre et l’antichambre, au rythme des lettres d’amour. Sautant de l’image vue de dos au miroir vide, le regard du spectateur expérimente l’inquiétante évanescence de la Beauté, l’évanouissement du Sujet dans l’Objet.

« Le Corridor » est une pièce de théâtre, « Les  Pantoufles » une Vanité.

Références : [1] Pour une analyse de la série des six « Oreilles indiscrètes » peintes par Nicolas Maes, voir http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S2176-45732016000100228&script=sci_arttext&tlng=en G M T

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