Je limite mon propos à deux questions qui suscitent, chez moi, un intérêt tout particulier. La première est en lien avec la lecture du corpus arabe dans son aspect religieux, lecture qui se veut critique à la lumière de l’éclairage qu’apportent les sciences humaines aujourd’hui et à la lumière de l’expérience historique arabe. La seconde touche à la traduction de la poésie et ce qu’elle déploie comme horizon dans l’espace des langues et des cultures.
Le travail de Houria Abdelouahed œuvre, à partir de son regard sur la femme et la féminité, à déconstruire ce corpus. Elle montre comment le texte coranique, via la question des femmes, puise dans le pouvoir et la jurisprudence et comment ce texte, qui est devenu une simple référence pour des rites et des pratiques qui se répètent de façon mécanique, s’est transformé en un simple étai et outil au service du pouvoir. Aussi se trouve-t-il aujourd’hui isolé, sans rapport avec une culture créative et en dehors des questions intellectuelles importantes pour l’esprit humain et la modernité.
Il est vrai que les grands textes deviennent petits lorsque ce sont les petits esprits qui les lisent et lorsqu’ils sont objet de convoitise pour de petits desseins. C’est le cas du texte coranique tel qu’il est utilisé par la majorité des musulmans aujourd’hui.
Je m’explique : le travail sur les religions monothéistes – juive et chrétienne —, nous fait voir comment les temps anciens ne sont pas en rupture avec l’aujourd’hui, mais continuent à dialoguer au sein d’une lecture créative. En revanche, le texte coranique est réduit à l’exercice du rite et du pouvoir. Aujourd’hui, nous ne trouvons pas un seul grand créateur ou philosophe ou poète arabe qu’on peut qualifier de musulman croyant, comme nous disons par exemple : Paul Claudel est chrétien croyant ou Levinas, un philosophe juif croyant.
Toute l’histoire du monde arabe va dans le sens d’une rupture entre la pratique religieuse et la pensée. Beaucoup de philosophes, de poètes, de mystiques… étaient accusés, ou assassinés, et leurs livres, brûlés. Ils ne furent pas admis dans la pensée islamique, mais jetés et rejetés comme apostats, renégats et mécréants. Cette attitude n’est nullement l’apanage du passé. Elle continue, jusqu’à aujourd’hui, à empoisonner notre climat culturel et intellectuel, en déclarant la guerre aux penseurs dès que ces derniers cherchent à donner à l’islam une autre portée, plus ouverte et plus créative.
Nous mesurons alors l’importance des travaux d’Houria Abdelouahed, en particulier dans le domaine de la psychanalyse et comment elle œuvre à la construction d’une nouvelle pensée que ce soit dans ses textes sur la femme et la féminité ou dans le regard qu’elle porte sur la mystique et la poésie, à travers justement cette esthétique mystique entre les mots et les choses, entre l’homme et le monde, entre le soi et l’autre. Elle ouvre ainsi un espace de pensée libre et de réflexion dans un corpus, non véritablement connu, et qui reste voilé par des questions de pouvoir et de rites.
Le travail de Houria ébranle magnifiquement les lectures répandues sur l’islam et invite, par là même, à relire ce corpus à partir de ce que ses penseurs ont écrit sur l’islam ou ce qu’ils ont lu. C’est inviter les musulmans à sortir des tunnels de la terreur et de l’assassinat qui paralysent la pensée.
Deuxième point à souligner : c’est la question de la traduction, et ici la traduction de la poésie de l’arabe en français.
Je ne vais pas entrer dans des considérations multiples et étendues sur la question de la traduction, mais soulever seulement un point à partir, d’abord, de mon expérience personnelle de traducteur, puisque j’ai traduit Saint John Perse et Yves Bonnefoy, et ensuite de mon expérience avec les amis qui ont traduit ma poésie : Anne Wade-Minkowski, André Velter, Vénus Khouri-Ghata, Jacques Berque et Houria Abdelouahed.
Je dirai brièvement : chaque écriture est une sorte de traduction de soi, du monde et des choses. Le poète crée dans sa traduction une langue au sein de la langue, commune entre lui et ce qu’il traduit.
Quant à la traduction d’une langue à une autre (français-arabe ou arabe-français, par exemple), le traducteur, dans ce cas, est un intermédiaire ou un pont qui crée ce que je peux appeler une troisième langue, une langue qui s’appuie sur un alphabet esthétique commun aux deux langues : la langue première et l’autre, celle d’accueil. Cette langue s’appuie sur la sève du mot, enveloppé par le sens, l’imagination, l’image, le rythme et le contexte. La traduction perd sa vivacité, sa force et sa clarté si elle ne réussit pas à toucher cette sève.
Objectivement, on ne peut définir l’essence de cette sève qui est singulière, mais en lien, néanmoins, avec le niveau intellectuel, le niveau de lecture, l’aisance du traducteur dans les deux langues et son degré de sensibilité poétique. La traduction devient ainsi une création et une poésie nouvelles, sinon elle n’est qu’une sorte d’acculturation.
Ce qui signifie que la traduction, loin de se définir comme une fidélité ou une trahison du texte originel, s’avère harmonisation poético-esthétique. Au sein de cette harmonisation, de son pouls et de sa mouvance, est le ravissement de la rencontre entre la création poétique et le génie de deux langues différentes.
Houria réussit à créer cette troisième langue. Sa traduction est une autre création, une autre innovation et une autre poésie.
Adonis