Lorsque, il y a un peu plus d’un an, Houria Abdelouahed m’a donné, pour les éditions du Seuil où je travaille, sa traduction du troisième tome du Livre, al Kitâb, Hier Le lieu Aujourd’hui (dont les deux premiers tomes avaient paru, toujours au Seuil, en 2007 et en 2013), j’ai pensé qu’il fallait accompagner cette somme poétique d’un dialogue entre elle et le poète d’origine syrienne. Ils avaient déjà, dans un entretien publié en 2009 chez Fayard, Le Regard d’Orphée, approfondi une réflexion sur la création poétique et sur l’histoire de la poésie et de la pensée arabes, de façon très érudite, mais souvent polémique, en s’appuyant sur le parcours personnel du poète, mais aussi en donnant des éléments historiques sur la fondation et l’évolution du monde arabe, dans sa richesse culturelle et dans ses polémiques idéologiques.
Les événements politiques européens récents, liés au terrorisme d’Etat mis en place par les gouvernants de Daesh à travers le monde et en particulier en France, avaient mis au devant de l’actualité la nécessité d’une critique de l’islamisme et rendu urgente une méditation sur ce qui, dans la poésie et la liberté de pensée et de mœurs, est jugé dangereux par un Etat totalitaire dominé par une religion que caricature l’obscurantisme. Houria Abdelouahed, psychanalyste marocaine vivant en France, consacre une bonne partie de son temps de recherche à l’analyse et à la valorisation de la mystique préislamique et à la critique de la situation des femmes dans l’islam ancien et moderne.
Elle a entrepris, par ailleurs, dans Les femmes du prophète qui paraît à présent, de remonter aux sources de l’imaginaire arabe sur la femme, en reprenant les portraits que les textes hagiographiques, postérieurs au Coran, ont tracés des femmes de Mahomet, épouses, concubines, mère et filles, femmes répudiées ou femmes enlevées. Comment ces portraits ont-ils, à eux tous, construit une figure de la femme bafouée, jusque dans ses élans de liberté et d’héroïsme, de dignité et de courage.
De courage, précisément, Houria Abdelouahed ne manque pas en affirmant avec autant d’autorité intellectuelle ses opinions dans un domaine où la liberté est plus que menacée. Elle avait publié avec Adonis Le Diwân de la poésie arabe classique (« Poésie », Gallimard, 2008) et, seule, Figures du féminin en islam (P.U.F., 2012). Elle est donc, par sa culture, ses intérêts, son triple métier de chercheuse, de traductrice et de psychanalyste, une interlocutrice privilégiée de l’auteur qu’elle a longuement traduit et avec lequel elle poursuit constamment, au-delà de ses traductions, une conversation de fond sur la poétique et la politique arabes, dans des pays dont la culture multimillénaire si riche et la vie quotidienne, individuelle et collective, sont sans cesse meurtries par un totalitarisme explicite ou sournois.
Adonis a une œuvre importante d’essayiste, largement traduite dans le monde et publiée en France au Mercure de France, chez Sindbad et, encore récemment à la Différence, avec Printemps arabes. Religion et Révolution (2014). Ses prises de position sur l’actualité politique paraissent fréquemment dans la presse arabe. Il s’exprime volontiers en public sur la nécessité fondamentale de la liberté de création et de vie individuelle et pose comme condition première d’un bon gouvernement son affranchissement de toute religion qui, à partir du moment où elle est instrumentalisée par le pouvoir politique, est dénaturée. Attentif à l’histoire de la poésie arabe, il sait combien les poètes au cours de l’histoire ont perdu, sous l’effet d’un pouvoir castrateur et théocratique, de cette liberté. Son œuvre poétique, toujours nourrie de cette histoire, où les créateurs inspirés ont dû se battre et où le sang a été abondamment versé, sans parvenir à tarir le besoin d’expression poétique, contient de nombreuses références aux poètes qui l’ont précédé et aux chefs politiques qui ont tenté de les museler. Il était essentiel de rappeler que Le Livre, al Kitâb était aussi un miroir sanglant du temps présent. Et il était bon que Houria Abdelouahed et Adonis écrivent l’un sur l’autre, par amitié et reconnaissance.
René de Ceccatty