« J’éprouvais une drôle de sensation, assis tout seul à la terrasse du café de la Paix où les clients se pressaient autour des tables. Était-ce le soleil de juin, le vacarme de la circulation, les feuillages des arbres dont le vert formait un si frappant contraste avec le noir des façades, et ces voix étrangères que j’entendais aux tables voisines ? Il me semblait être moi aussi un touriste égaré dans une ville que je ne connaissais pas. Je regardais fixement le ticket rose comme s’il était le dernier objet susceptible de témoigner et de me rassurer sur mon identité, mais ce ticket augmentait encore mon malaise. Il évoquait une époque si lointaine de ma vie que j’avais du mal à la relier au présent. Je finissais par me demander si c’était bien moi l’enfant qui venait ici avec son père. Un engourdissement, une amnésie me gagnaient peu à peu, comme le sommeil le jour où j’avais été renversé par une camionnette et où l’on m’avait appliqué un tampon d’éther sur le visage. D’ici un moment, je ne saurais même plus qui j’étais et aucun de ces étrangers autour de moi ne pourrait me renseigner. J’essayais de lutter contre cet engourdissement, les yeux fixés sur le ticket rose où il était écrit que je pesais soixante-seize kilos.
Quelqu’un m’a tapé sur l’épaule. J’ai levé la tête mais j’avais le soleil dans les yeux.
— Vous êtes tout pâle…
Je voyais Jansen en ombres chinoises. Il s’est assis à la table, en face de moi.
— C’est à cause de la chaleur, ai-je bredouillé. Je crois que j’ai eu un malaise…
Il a commandé un verre de lait pour moi et un whisky pour lui.
— Buvez, m’a-t-il dit. Ça ira mieux après…
Je buvais lentement le lait glacé. Oui, peu à peu, le monde autour de moi reprenait ses formes et ses couleurs, comme si je réglais une paire de jumelles pour que la vision devienne de plus en plus nette. Jansen, en face, me regardait avec bienveillance.
— Ne vous inquiétez pas, mon petit… Moi aussi il m’est souvent arrivé de tomber dans des trous noirs… »
Chien de Printemps, Seuil éd, 1993, p. 96-98