Un long mois de silence sur CPA. En cause, l’actualité qui offre des sujets plus graves et plus urgents que ceux que dont parlent en général ces billets. Et puis, également, le fait que j’étais pris ailleurs, dans tous les sens de l’expression.
En guise de reprise, cette traduction d’un texte publié au milieu du mois d’avril par Rida Hariri (رضا حريري), un contributeur régulier du quotidien libanais Al-Safir (un article accompagné de vidéos et de plusieurs fichiers musicaux). À propos d’une question peu connue, celle des chaînes télévisées à destination du jeune public, il évoque, très bien à mon avis, un phénomène important du début du troisième millénaire, le lancement de la chaîne Spacetoon, basée dans la Media City de Dubaï aux Émirats, mais dont les doublages étaient essentiellement réalisées à Damas. Une manière originale, pleine de sens et en définitive assez pessimiste, de s’interroger sur la construction, et le sort actuel, de l’arabité.
Illustration de l’article original, tirée du feuilleton « L’inspecteur Conan ».Spacetoon et ses chansons : l’arabisation de l’imaginaire et la conservation des valeurs.
Rida Hariri
Quelques mois après le début du nouveau millénaire, un peu avant les événements du 11 septembre et l’annonce par Oussama Ben Laden que le monde se partageait désormais entre deux camps, celui des croyants et celui des infidèles, la « grande nation arabe » laissait déjà paraître les signes d’une scission similaire, mais sans aucun rapport avec la foi et l’incroyance, entre les partisans de Disney Channel et ceux de Spacetoon, la nouvelle chaîne qui venait de commencer à émettre. En tout cas, c’est comme ça que les enfants ont vécu la chose à cette époque.
On n’a pas vraiment de preuves historiques sur la manière dont cette division s’est propagée dans les pays arabes, mais la chose était parfaitement claire pour moi et pour les enfants que je connaissais. Dans notre esprit, en fonction de critères assez obscurs, il y avait une nette séparation entre ceux qui regardaient Spacetoon, dotés d’un fort quotient intellectuel, et les autres, les fans du Disney Channel. Sans doute, on peut considérer que cette représentation avait quelque chose à voir avec l’idée du surhomme, celle qui pousse un Raskolnikov, le personnage principal dans Crime et châtiment de Dostoeïvski, à tuer la vieille usurière. Nous, les enfants de Spacetoon, nous nous voyions un peu ainsi et nous regardions de haut les enfants du Disney Channel, implicitement assez méprisables à nos yeux. Un sentiment de supériorité intellectuelle qui ne nous préservait pas pour autant d’une certaine arrogance de classe que nous renvoyaient, en retour, les enfants de Disney !
• Le temps de « la chanson à la Spacetoon »
C’est en juin 2001 que Spacetoon a fait ses débuts en tant que chaîne télévisée privée. Dès cette époque elle a commencé sa collaboration avec le Venus Centre (Markaz al-Zuhra), une société spécialisée dans le doublage en arabe des dessins animés, essentiellement d’origine japonaise.
Grâce à ce type de production qui faisait l’essentiel de ses programmes, Spacetoon se mit rapidement à concurrencer le Disney Channel. A la différence des séries que diffusait cette dernière et qui étaient conçues dès l’origine à l’intention du jeune public, celles qu’on pouvait voir sur Spacetoon n’avaient pas été produites pour les enfants mais au contraire pour une tranche d’âge beaucoup plus large. Elles traitaient ainsi des grandes questions de l’existence : le bien, le mal, l’amour, la haine, la recherche du père, la perte, la mort, etc. Une caractéristique que le doublage en arabe classique contribua à renforcer encore, d’autant plus que s’y ajoutaient d’autres thématiques telles que l’identité nationale ou encore la résistance.
Cette inflexion, on la remarque notamment à travers les musiques des génériques, particulièrement soignées et toujours différentes des versions originales. Avec leurs propres mélodies, leurs paroles spécialement créées pour l’occasion, elles ont très vite créé ce que l’on pourrait appeler « la chanson à la Spacetoon », parfaitement reconnaissable entre toutes. Parmi les compositeurs les plus remarquables figure le duo formé par le compositeur syrien d’origine algérienne Tarek Alarabi Tourgane (طارق العربي طرقان) et la chanteuse Rasha Rizk (رشا رزق), à côté d’autres talents locaux tels que Assem Sukkar (عاصم سكر) et Hala Al-Sabbagh (هالة الصباغ).
• Musique et paroles
Avec mon frère, à peine entendions-nous le petit Wassim entonner Mon frère et moi que nous montaient aux yeux des larmes prêtes à rouler sur nos joues à la première occasion. L’histoire racontait comment Sami s’efforçait de veiller sur son petit frère, Wassim, après la mort de leur mère. Bien souvent, nous pleurions en entendant la chanson du générique – paroles de Rasha Rizk, Hala Al-Sabbagh au chant, accompagnée par Tarek Alarabi Tourgane et Bassam al-Hassouni –, surtout durant les séquences où l’on voyait la mère apparaître à ses enfants comme une sorte d’ange dans le ciel. Que pouvaient signifier pour un enfant de sept des métaphores comme « un fantôme plus noble et plus durable que l’écume des jours » ou encore « des mots qui furent mon salut » ? Pas grand chose probablement car il ne pouvait pas les comprendre mais elles suffisaient malgré tout pour me faire sangloter à chaudes larmes !
Bien qu’elle se soit produite avec de nombreuses formations musicales en Syrie et qu’elle ait chanté aux côté de Ziad Rahbani ou encore dans des films aussi célèbres que Et maintenant on va où ? de Nadine Labaki, la célébrité de Rasha Rizk est toujours restée associée aux chansons, gaies ou tristes, qu’elle a interprétées pour Spacetoon. Capable de mélanger tous les registres, son interprétation imitait souvent, avec talent, la voix enfantine.
Quant à Tarek Alarabi Tourgane, les nombreuses chansons qu’il a composées et interprétées pour Spacetoon – Rimi, L’âge des amis, Mowgli, Dodge Danpeï, Le lancer de feu laissent paraître une nette influence des musiques du Maghreb, celle du chanteur berbère Idir en particulier, l’auteur d’Avava inouva.
Ces chansons paraissaient d’autant plus graves, et même tristes à vrai dire, qu’elles étaient composées dans leur majorité en mode mineur. Tourgane néanmoins écrivait aussi de nombreuses mélodies bien plus martiales, avec des tambours et un choeur comme dans les séries Les faucons de la terre, Le tonnerre ou Dragon Ball. Elles n’étaient pas sans évoquer les chants militaires ou militants. Tourgane créait une certaine harmonie en associant différents interprètes, comme dans L’âge des amis par exemple qui commence avec Rasha Rizk que rejoint, vers la fin, Tourgane lui-même, mais juste en fond sonore. Dans Les faucons de la terre, c’est Assem Sukkar qui a la voix principale, accompagné à certains moments par un choeur d’enfants.
Tarek Alarabi Tourgane et Rasha Rizk soignaient tout particulièrement les paroles qui jouaient un rôle très important dans le succès de ces chansons auprès des téléspectateurs. Exclusivement en arabe littéraire, on y trouvait des mots et des constructions difficiles à comprendre pour des enfants : « Tu ne t’humilias point, ni ne courbas la tête, au contraire tu te révoltas et tu t’emportas », « Leur voix fit triompher le droit comme un tonnerre de vérité ». Ou encore, comme chantait Rasha Rizk : « Domptés, certes, mais prêts à lutter pour vivre tant que nous serions vivants », « Des chemins que la distance a fait se perdre peut-être. L’oubli, cette faute de notre hier nous ne l’avons pas interrogée », « Sa dextre, armée par sa volonté, se leva »… De son côté, Tourgane, pour la chanson de la série Mowgli, utilisait des expressions aussi difficiles que « une tranquille existence instinctive », « le déni », « tendre et candide »…
• Spacetoon et son discours
Rechercher des épisodes de Spacetoon sur YouTube conduit immanquablement à tomber sur des vidéos accompagnées de commentaires où s’opposent défenseurs et accusateurs : « Voyez comment le Venus Centre protège la sensibilité des enfants » ou « Encore une preuve de l’innocence du Venus Centre », mais aussi « Le Venus Centre se fait le chantre des idées de la franc-maçonnerie » ou « Les exigences de ceux qui ont en horreur le Venus Centre ».
L’intervention des responsables sur les épisodes que diffusait leur chaîne est un fait avéré, ne serait-ce que par la suppression de certaines scènes, leur modification, ou bien lors du doublage des dialogues en arabe, ou bien encore à travers la chanson du générique.
Ils avaient pour cela toutes sortes de raisons. Dès son lancement, Spacetoon avait choisi d’être une chaîne « formatrice » (hâdifa), et pas seulement distractive. Elle se donnait pour mission de renforcer « les grandes valeurs morales » : le bien, la justice, l’amitié, la foi, l’espoir… Autant de notions bien présentes dans les films d’animation japonais, mais livrées dans un contexte de grande violence, de guerres, de pauvreté, d’exil, de mort, de souffrance psychologique, et présentées de façon tellement directe et appuyée que cela n’était pas recevable la plupart du temps par des enfants. Systématiquement coupées lors du doublage, il y avait aussi des séquences où l’on voyait des violences physiques, des consommation de drogues, des relations entre les deux sexes, liées au fait que les séries japonaises étaient conçues à l’origine pour un public plus âgé.
Spacetoon et le Venus Centre furent donc inévitablement amenés à censurer de nombreuses séries, en éliminant ce qui ne correspondait pas aux « valeurs morales dominantes dans la société ». Sans oublier l’objectif premier qui consistait à toucher un public aussi divers que possible socialement, dans un monde arabe globalement plutôt conservateur.
Dès son lancement, Spacetoon épousa le discours nationaliste arabe du parti Baath, au pouvoir en Syrie et bénéficiant encore, jusqu’en 2011 en tout cas, d’un certain capital de sympathie dans la région. Selon cette idéologie, les citoyens des différents pays arabes ne formaient qu’un seul peuple uni par la langue, la culture, l’histoire et la géographie, en plus de l’islam en tant que référent civilisationnel.
La volonté de renforcer cet esprit « national » apparaît clairement dans les génériques de séries comme Les faucons de la terre (« L’honneur de la patrie [arabe] nous dépasse, il va au-delà de tout ce que nous pourrons jamais penser, l’honneur de la patrie est notre but, notre boussole. ») ou Le tonnerre (« Éclairs et roulements de tonnerre comme autant de héros. Ton ennemi est la plus noble des promesses. Le tyran ne durera tant qu’en nous un souffle vivra. »
Des paroles qui évoquent une patrie en des termes très généraux, certes, mais qui étaient diffusées à une époque, les premières années de la précédente décennie, où elles ne pouvaient être qu’associées à ce qui se passait alors : la seconde intifada en Palestine, la guerre des USA en Irak… Un discours panarabe qui apparaissait en pleine lumière dans une chanson telle que Jasmin d’Arabie, ma patrie : « Des yeux couleurs de café d’Aden, des cheveux noirs comme les nuits du Nejd, la démarche d’une gazelle de Libye, avec des joues comme deux roses de Damas… » On trouvait aussi, comme dans Patrie arabe, patrie d’amour chanté par Hala Al-Sabbagh, une association entre l’arabité et l’islam : « Ma patrie est le Sauveur attendu, ma gloire. Sur cette terre l’islam a brillé, au fil du temps, il s’est développé, et sur sa voie, les peuples se sont levés. » Parallèlement, la chaîne diffusait des chants à thématique religieuse tels que Médine, ville de bien (Al-Tîba), Lune du prophète, À chaque instant, gloire à Dieu, etc. Longtemps, ils ont été diffusés au moment de l’ouverture de l’antenne.
Il est vrai qu’Oussama ben Laden a été tué et que George Bush a quitté la vie politique mais la vision d’un monde partagé en deux camps qui leur est associée n’a pas disparu. À l’heure où la région traverse des temps dévastateurs, tandis qu’une partie de ses habitants se replient sur d’étroites références identitaires et que s’écroulent les valeurs qui étaient naguère dominantes, Spacetoon continue à rester fidèle à son discours d’autrefois, comme figée dans un sommeil de mort…
Ana wa akhi (Moi et mon frère), la chanson qui faisait pleurer à chaudes larmes le jeune Rida Hariri, l’auteur de cet article…