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Que vaut aujourd'hui le travail ?

Par Gerard

Entre valeur, douleur, jouissance : que vaut aujourd’hui le « travail » ?


Alors que la loi El Khomri portant sur la réforme du Code du travail n’en finit pas de secouer le pays, qu’en est-il aujourd’hui, précisément, du « travail » ? Au-delà des postures et des idées toutes faites, l’activité et la rémunération individuelle sont en passe de connaître une singulière redéfinition.


La réforme touchant au travail a été mal engagée, soulevant une vague d’indignation pratiquement sans précédent dans le pays. S’en est suivie une prise de parole par la République des places, nouvelle Agora, expression d’un intense désir démocratique. Hésitante parfois, mais pleine de cette ardeur propre à ceux qui veulent apprendre, ici et maintenant, l’usage du libre-arbitre et de l’autonomie que promettaient tant les Lumières.

De la « valeur » travail à la « souffrance au travail », versus « épanouissement », les intenses mutations de l’activité et de ses divers modes de rémunération sont au centre des évolutions de notre société. En France plus qu’ailleurs le travail est sacré. Là où la langue anglaise marque une distance (« I work as an journalist… », « je travaille en tant que journaliste… »), le français, lui, assimile complètement l’individu à son travail : « Je suis opticien », dira-t-on. Dans notre pays, le travail est constitutif de l’identité profonde. C’est pourquoi le sujet est aussi brûlant. Pour le meilleur (l’implication) et pour le pire (la revendication). Mais ce sont là les deux faces d’une même pièce.

La « loi Travail » semble soulever deux problèmes essentiels, qui s’inscrivent dans le cadre plus large d’un nouveau round de la mondialisation (traité transatlantique par exemple). L’un est de nature juridique : les « nécessités de l’entreprise » s’opposent-elle, et le cas échéant peuvent-elles s’imposer, aux droits fondamentaux (article 1er de la loi El Khomri, « inversion de la norme », etc.) ? L’autre est de nature économique : l’assouplissement des conditions de travail est-il oui ou non un démultiplicateur d’activité et facilitateur d’embauches ? Au-delà des emportements idéologiques, tels sont les deux indicateurs à surveiller de près dans les mois qui viennent pour évaluer le bienfondé de la démarche. Après tout qui vivra verra.

La sortie du capitalisme a déjà eu lieu. Elle été opérée par la constitution de monopoles rentiers qui ont peu à peu écarté toute idée de concurrence et de réussite par l’innovation (qui, elle, nécessite des investissements, de la recherche, de l’éducation, et non de la rente privée ni des coupes dans le budget public). Cette sortie du capitalisme s’accompagne de la fin du salariat. Tout travailleur serait voué à devenir l’entrepreneur de sa propre vie. Sachant que tous n’y parviendront pas (le modèle Silicon Valley reste à la Silicon Valley, il n’est pas duplicable à l’ensemble des secteurs d’activités), la société se prépare donc à une cassure entre cette nouvelle catégorie, les « entrepreneurs d’eux-mêmes », et les autres. Cassure qui s’accompagnera immanquablement d’une désintégration de la société telle que nous la connaissons. Plus aucune solidarité ne subsistera, le collectif s’effondrera faute de lieu où s’incarner et l’intérêt privé s’imposera définitivement.

C’est en toute logique que cette fin annoncée du salariat s’accompagne de la « fin du travail ». La poursuite de la rente de situation est à l’origine de l’apparition et la permanence du chômage de masse. Ce que l’on nomme « crise » est de fait un régime dans lequel l’inemployabilité d’une part importante des individus est une solution et non un problème. C’est Alan Budd, économiste en chef de Margaret Thatcher qui, dans un article paru dans The Observer en 1992, déclarait tout de go : « La hausse du chômage était un moyen particulièrement souhaitable d’affaiblir la classe ouvrière. On a alors fabriqué une crise du capitalisme, qui a recréé une armée de réserve de travailleurs et permis aux capitalistes de faire depuis lors des profits plus importants ». On ne saurait être plus clair.

En 1930, John Maynard Keynes avait prédit qu’à la fin du 20e siècle, les technologies seraient suffisamment avancées pour pouvoir concevoir une semaine de travail de quinze heures. Pas 45, pas 35 : 15. Nos outils actuels nous le permettent. Pourquoi n’ a-t-il pas pu en être ainsi ? On explique généralement le phénomène en accusant le consumérisme qui, en multipliant les nouveaux besoins, nous aurait lancé dans une fuite en avant. C’est en partie vrai. Mais en partie seulement. Certains, comme David Graeber, ont une autre explication : les métiers productifs, qui représentaient jadis les trois quarts des emplois, ont été automatisés. Au lieu de libérer l’individu vis-à-vis de la contrainte « travail », et de la transformer en « activité choisie utile à l’épanouissement collectif et privé », le monde professionnel s’est déporté brutalement vers une tertiarisation généralisée : bureaucratie, industries de service, secteur administratif, services financiers, marketing, droits des affaires, ressources humaines, relations publiques, communication… Ces métiers « où l’on ne compte pas ses heures » a entraîné toutes les autres activités, de la garde d’enfant au livreur de pizza, à calquer leurs horaires sur les premiers afin de répondre à leurs besoins. C’est le fameux débat sur l’ouverture des commerce le dimanche, qui augmente les coûts par étalement dans le temps des plages d’activité sans pour autant garantir plus de ventes globales. Mais il est vrai qu’une nouvelle demande est apparue ces dernières années, notamment sous l’influence du web : avoir accès à un produit ou un service à tout moment.

Cette demande expresse du consommateur complique la vie du salarié, alors que l’un et l’autre constitue une seule et même personne. Curieusement toutes les mesures favorables au consommateur se font en général au détriment du salarié, sans que les conséquences sur ce dernier n’émeuvent personne et ne soient correctement mises en balance. Or ce sont bien les caprices du consommateur qui font la précarité du professionnel… De sorte que la notion plus ou moins improbable de « consommateur» (qui se vit comme consommateur ?) apparaît de plus en plus comme une pure fiction idéologique, un cheval de Troie visant à déstabiliser les droits du salariat.

A cette déstabilisation du professionnel par le consommateur s’en ajoute une autre, qui plonge ses racines loin dans l’histoire.

Les travaux de la sociologue Danièle Linhart mettent en lumière la dépossession dont, depuis le taylorisme, le monde du travail est le théâtre. « Toute personne ayant l’instruction nécessaire et l’esprit de synthèse peut, mieux que l’homme qui exécute le travail, conduire les recherches qui permettent d’énoncer des lois à imposer au travailleur », écrivait Taylor dans « la Direction scientifique des entreprises ». Danièle Linhart montre comment la scientificité taylorienne, en opérant la fragmentation des tâches, fracasse également les individus en ce qu’elle les dépossède de leurs anciennes compétences et de leurs anciens savoirs, leur déniant ainsi toute « professionnalité », jetant au néant le goût du « bel ouvrage » et la fierté du « travail bien fait », la jouissance d’un talent, les acquis de l’expérience - les soumettant aux seuls critères objectifs de la cadence et de la productivité définis par la mathématique.

Les capitalistes d’antan, lorsqu’ils investissaient dans une activité qui leur était totalement étrangère, se trouvaient devant un problème d’autorité. La maîtrise professionnelle est un défi au pouvoir de l’investisseur qui ne possède bien souvent aucune connaissance « métier ». Il faut donc reprendre au travailleur son pouvoir sur sa propre activité, afin d’éloigner de lui la tentation de l’organiser à sa guise. C’est ainsi que l’apparition des cadres a permis d’instaurer une courroie de transmission entre la direction et la production visant à militariser le travail par des procédures de contrôles mesurables, quantifiables, éloignant du même coup le salarié de la compréhension de son objectif global, de sa capacité ancienne d’appropriation et de gestion de son travail. Il faut arriver au point ou le salarié ne comprend plus son travail, ni l’organisation qui lui commande. Cette dernière devint alors un régime de soumission autant qu’un régime de production : on se souvient du Charlot des « Temps modernes ». On organisa l’interchangeabilité des salariés, donc leur incapacité à accéder à un pouvoir qu'aurait pourtant légitimé leur expérience professionnelle. C’est ainsi que les méthodes Kaizen des années 90 privilégiaient le collectif au détriment du talent personnel et de l’initiative : Taylor aurait hautement apprécié ! Cadence hier, rentabilité aujourd’hui : avec sa règle à calcul, Taylor a vaincu les compétences professionnelles spécifiques, permettant une organisation unique du travail selon des critères objectifs, exportable partout. Une organisation qui, de fait, exclut le travailleur et réduit au strict minimum le champ de ses initiatives. Tout est fait pour contourner la question des compétences professionnelles du salarié qui constitue pourtant le cœur de la relation au travail. Entre efficacité et contrôle, l’entreprise choisit immanquablement le contrôle.

Danièle Linhart pointe une stratégie similaire dans le nouveau management « humaniste » d’aujourd’hui : on écoute la personne pour éviter le burn-out, on entre dans sa psychologie, son intimité, pour là encore esquiver ce qui la constitue : sa « professionnalité ». Au lieu d’en rester à un pur rapport ponctuel fondé sur l’efficacité et la reconnaissance (le salarié en quelque sorte loue sa force de travail pour une période limitée à un projet donné), le management entend s’intéresser à la vie privée de l’individu, voire sa vie intérieure : développement personnel, stage de motivation, participation à des opérations de « solidarité », etc. Autant de portes ouvertes à toutes les dérives. L’entreprise est devenue un élément structurant du temps et de l’espace privés.

Le management contemporain n’est plus fondé sur le rapport de reconnaissance du travail bien fait. La raison en est simple. Les règles ont changé. La recherche forcenée de la rentabilité maximum impose ceci : l’entreprise doit parvenir à vendre la plus grande médiocrité tolérable par le marché. Tout autre produit sera considéré comme de la sur-qualité. Il ne s’agit donc plus de « faire de son mieux », ce qui donnait naguère encore une satisfaction au travailleur qui compensait largement ses efforts, bien au-delà de son salaire. Car c’était là une valeur immatérielle, hautement symbolique, fondatrice de l’estime de soi.

Cette nouvelle politique du « moins » qui consiste à maximiser les gains, sur des marchés qui ne jurent que par l’abaissement permanent des coûts, a également son intérêt au plan de la gouvernance : ne pas avoir à reconnaître la réussite du travailleur contraint celui-ci à rester à sa place et à ne pas avoir la tentation de la ramener. De même que Taylor a transféré le pouvoir de l’activité à la procédure, le marché conforte le pouvoir de la procédure en minimisant l’importance du faire, quels que soient par ailleurs les efforts consentis pour y parvenir. La preuve par Nike, premier scandale du genre dans les années 90, c’est que des enfants chinois font très bien l’affaire.

Pour le professionnel, c’est là un premier niveau de perte de sens. Le produit n’a pas à être de « trop » bonne qualité, et le client, en dépit des promesses, n’a pas besoin d’être « trop » satisfait. L’important réside dans la valeur de l’action. Or c’est la gouvernance d’entreprise qui fait l’action : tout plan social est immédiatement salué par une hausse des cours parce qu’un plan social, c’est de la saine gestion à court terme – c’est cela seul qui compte.

La croissance continue des entreprises se fonde désormais sur une instabilité généralisée. Pour le salarié, cela se traduit par la précarisation (anxiété, confiscation de toute capacité à se projeter dans un avenir), par des hiérarchies incompréhensibles (« je ne sais même plus de qui je dépends »), par le changement permanent des objectifs, des postes, des lieux, des procédures (alors même que l’efficacité a besoin de stabilité et de visibilité dans le temps) : l’entreprise contemporaine tend à maintenir l’individu en état de soumission devant une organisation devenue aussi incompréhensible qu’inquestionnable, ce qui constitue une souffrance bien plus insupportable que la seule notion de « pénibilité ». Ainsi malmenés au fil des fusions, des délocalisations et des plans sociaux, « les individus au travail sont en situation permanente de désapprentissage et réapprentissage », estime Danièle Linhart. « La mobilité systématique et les restructurations sont là pour secouer les salariés («il nous faut en permanence secouer le cocotier» m'avait dit dans les années 90 un manager d'une grande entreprise), les délester de l'expérience, des règles du métier, et des autres, de ceux qui partageant un même destin professionnel pourraient les conforter et renforcer (Linhart, 2009) ». Ainsi le « burn-out » n’est autre que l’esprit de révolte qui, devenu incapable de se constituer au plan du collectif, se retourne dangereusement contre l’individu, jusqu’à le rendre malade.

Dépossédé de sa professionnalité, réduit à un coût, à une variable d’ajustement au sein d’un plan comptable, le salarié d’aujourd’hui est doublement nié : en tant que force productive et créative, comme en tant que figure humaine. Ce que l’on exige de l’individu, c’est qu’il accepte un monde d’injonctions paradoxales : précarisation d’un côté et engagement total de l’autre. C’est par de telles injonctions paradoxales que l’individu perd toute compréhension du monde, toute capacité de représentation cohérente, tout sens.

Le Code du Travail, ainsi que le ministère du même nom, tous deux créés en 1906 sous le gouvernement Clémenceau, avaient pour objet de corriger la dissymétrie du contrat de travail par lequel le salarié aliénait une part de sa liberté en échange d’une activité rémunérée. Il s’agissait de rétablir un plus juste rapport de forces entre celui qui propose le travail et celui qui l’effectue. Après la Libération, la crainte d’une révolution ouvrit une période de compromis social qui est allé dans le même sens. Mais ce compromis social a commencé son déclin au tournant des années 80, sous l’impulsion des économistes de Chicago, de Thatcher et Reagan, pour s’achever au moment du Consensus de Washington à l’occasion de l’effondrement de l’empire soviétique.

Tout doit être désormais « flexible » c’est-à-dire apte au changement ininterrompu. Cette notion de changement est même devenue, aux yeux du management, une vertu en soi qui s’est substituée à la notion de progrès. Après le taylorisme et la fragmentation des tâches, on assiste à la fragmentation de la structure même de l’emploi (précarisation, bas salaires). Le résultat est une montée des inégalités, digne de l’entre-deux-guerres, et dont le niveau inquiétant est devenu notoirement incompatible avec la poursuite du projet démocratique. Cependant l’activité et la rémunération individuelle sont en passe de connaître une singulière redéfinition, qui tend à affranchir l’une de l’autre ces deux notions. Alors que le chômage reste le grand échec de notre société, le nombre d’activités socialement utiles n’a jamais été aussi grand (monde associatif, aide aux personnes dépendantes, santé, éducation, culture), mais leur juste rétribution n’est pas assurée. On imagine de plus en plus un « revenu universel » indépendant de l’activité, afin de créer des activités indépendantes du revenu. Désormais tout est sur la table : c’est parce que l’évolution de demain dépend des rapports de forces d’aujourd’hui que les tensions sont aussi vives. L’accouchement est douloureux, mais nécessaire.


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