Etrange destin que celui de Marguerite Duras. Longtemps considérée comme un auteur important, mais confidentiel, dont les livres, du Barrage contre le Pacifique (1950) au Ravissement de Lol V.Stein (1964) et à Détruire dit-elle (1969), attiraient un étroit sérail de fidèles sans pour autant toucher le « grand public », elle devint un best-seller, à soixante-dix ans, avec L’Amant (1984), qui lui valut le prix Goncourt, et une renommée internationale. Dès lors, elle devint une figure majeure de la Culture française à l’époque où, sous l’égide du sémillant Jack Lang, la Culture devenait une valeur importante (et marchande…) pour les bobos branchés de ce qu’on commençait à appeler la « gauche caviar » des premières années mitterrandiennes.
Marguerite Duras, depuis la guerre, était une amie de Mitterrand et elle devint alors une improbable égérie du régime, une drôle d’égérie alcoolique et fripée au regard intense, à l’intelligence aussi acérée qu’erratique, qui brandissait dans tous les journaux « branchés » (le terme faisait son apparition) son avis sur les sujets les plus divers, depuis le football (on se rappelle un entretien d’anthologie avec Bernard Tapie, dans Globec : « Il y a le monde ouvrier, qui est complètement pour vous, Bernard Tapie, et même les paysans. Ils n’ont rien à gagner, rien à perdre avec vous. Parce que le football, c’est le bonheur. Et la droite, c’est le malheur ») jusqu’au fait-divers le plus marquant de ce temps-là, la mort du petit Grégory Villemin, retrouvé mort dans une rivière des Vosges. Duras, au rebours de toute légalité, décréta alors coupable, mais « sublime, forcément sublime » la mère de l’enfant, – qui lui fit un procès. Au regard de l’éternité littéraire, ce procès était une faute de goût (comme le texte de Duras était un déni de justice, une atteinte à la présomption d’innocence) mais on ne peut en vouloir à Christine Villemin de ne pas avoir compris qu’en devenant, à travers cet article, un texte magnifique publié dans Libération en juillet 1985, une héroïne de Duras, elle entrait dans l’Histoire.
Duras, donc, parlait, parlait, et devenait une pythie dont l’expression était si simple qu’on la pensait cryptique. Certains la trouvaient ridicule, elle fut moquée, critiquée, parodiée, même (« Marguerite Duraille », l’appela Patrick Rambaud, qu’on a connu plus inspiré.) Pendant les dix premières années de la présidence de François Mitterrand, Duras était, comme on dit aujourd’hui, « incontournable », et discutée en proportion de sa renommée. Ensuite, la fatigue et la maladie la rendirent plus discrète, et quand elle disparut, en mars 1996 (deux mois après son ami Mitterrand), on salua courtoisement la mémoire d’un grand écrivain français, sans pour autant être certain que l’oeuvre resterait comme autre chose qu’un témoignage sur le snobisme sympathique d’une époque que l’on commençait déjà à regretter. La légende était en route, avec ses personnages (le fils, Jean Mascolo ; Yann Andrea, l’amant homosexuel) et ses lieux : le Trouville des Roches noires ; la maison de Neauphle-le-Château et ses odeurs de confiture.
Aujourd’hui, vingt ans après, les jeux sont faits, la messe est dite, l’histoire littéraire a remis les valeurs en perspective, et l’on sait que des deux Marguerite qui firent la Une des journaux dans le dernier quart du siècle passé, Yourcenar (qui eut son heure de gloire lorsque, sous Giscard d’Estaing, elle fut la première Académicienne française) et Duras, c’est Duras la plus grande, celle dont l’oeuvre a conservé le plus de sève, le plus de vie. Car Duras, canonisée de son vivant, touchante et parfois ridicule, était restée formidablement jeune.
Au cours de ces années où elle jouait à l’oracle, elle continuait d’écrire, et de filmer, et d’inventer une forme littéraire inédite, au carrefour du roman, du théâtre et de l’écriture cinématographique. Après L’Amant, elle donna au moins trois livres majeurs, Les Yeux bleus Cheveux noirs (qui tient du roman et du théâtre), Emily L., et L’Amant de la Chine du nord (mi-roman, mi-scénario), auxquels j’ajouterais volontiers La Pluie d’été (1990), un texte foutraque et inclassable (variation autour de son dernier film, Les Enfants qui, lui, n’est pas réussi), d’une liberté et d’une jeunesse folles, passé relativement inaperçu, qui témoignait d’une créativité et d’une curiosité intactes, et qui est son véritable testament (Yann Andréa Steiner, paru deux ans plus tard, traduisait, en revanche, un véritable essoufflement).
Duras septuagénaire, donc, écrivait, filmait, parlait. Elle parlait beaucoup, je l’ai dit, et les recueils posthumes d’entretiens (parmi lesquels les savoureuses conversations avec un Mitterrand amusé et souvent interloqué, publiées sous le titre Le bureau de poste de la rue Dupin) sont innombrables. Il semblerait que Le dernier des métiers, où sont rassemblés ses propos sur la littérature et sur le cinéma, mettent un point final à ces publications (en attendant, on l’espère, que soient réunies ses conversations baroques avec des interlocuteurs inattendus, comme Zouc ou Michel Platini). Le dernier des métiers couvre vingt-cinq ans de la carrière de Duras, de 1962 à 1991. On y retrouve Duras telle qu’en elle-même, drôle, exaspérante, catégorique (« Sartre, pour moi, il n’a pas écrit, il n’a pas su ce que c’était qu’écrire »), auto-satisfaite (« Les camions bourrés de bouquins arrivaient aux éditions de Minuit et les gens sortaient aux fenêtres. ‘- Qu’est-ce que c’est, c’est le débarquement ? – Non, c’est L’Amant. – Ah bon, on se recouche.’ Ca a aussi sauvé une imprimerie en faillite à Alençon ), d’une désarmante et touchante sincérité (« Il y a cet argent dans un coin qui est à vous et qu’on ne dépense pas, hein ! On ne dépense pas l’argent. Si, au restaurant, maintenant, c’est toujours moi qui paie, qu’on soit deux ou quinze, c’est automatique. »)
Elle se plie avec naturel et bonne humeur au ton de ses différents interlocuteurs. On ne sera pas surpris de la voir, avec Jacques Chancel, assener des généralités parfois quelque peu fumeuses (« – Marguerite Duras, est-ce qu’il faut détruire à tout prix ? – Oui je crois. Je voudrais qu’on détruise toutes les écoles, les universités, tout. – Pour tout refaire ? – Peut-être, oui. Mais plus tard. Qu’on passe comme ça dans un immense bain d’ignorance. D’obscurité. »), ni que les entretiens les plus profonds, ceux dans lesquels elle se dévoile de la façon la plus juste, sont ceux qu’elle a accordés à Marianne Alphant, amie et complice. Il y en a quatre, qui s’échelonnent de 1984 à 1991. Là, avec un véritable écrivain, elle parle littérature, elle parle écriture (notamment à propos de L’Amant de la Chine du nord, qu’elle compare à L’Amant, et dont elle explique les trouvailles de style, qui ne doivent rien au hasard), et elle conclut, flamboyante : « Morte, je peux encore écrire ».
Christophe Mercier
Marguerite DURAS, Le dernier des métiers Seuil, 450 pages, 22 euros.