Sylvia, l’épouse de Lacan, les appelait Don Quichotte et Sancho Pança… Et c’était bien vu, reconnaît Catherine Millot : « J’emboîtais le pas de cet homme qui fonçait tout droit, animé par un désir dont la force ne cessait de m’impressionner. »
Catherine Millot raconte qu’il lui arrivait de lui dire – au docteur Lacan et non à Don Quichotte -, lorsqu’il lui parlait de ses premières femmes, qu’elle voulait être « la dernière »… Aussitôt, il lui offrit L’Ecole des Muses d’Etienne Gilson.
La vie avec Lacan, tel est le titre du récit de Catherine Millot. Elle soutient que cette vie était finalement d’une parfaite simplicité : dans la vie privée, Lacan était d’une grande simplicité parce que le grand psychanalyste n’avait pas de psychologie, il n’avait pas d’arrière-pensées et ne prêtait pas d’intentions aux autres. « Sa simplicité, appuie-t-elle, tenait aussi à demander ce qu’il voulait de la manière la plus directe. »
Tel était son désir. « Son désir et son urgence », résumait il y a quelques années Jacques-Alain Miller dans Vie de Lacan (Navarin éditeur), un livre où Miller entendait écrire tout autre chose qu’une biographie, sachant bien, lui, l’écrivain de Lacan (il rédige ses séminaires), n’est qu’un serf selon la définition que Lacan donne du biographe dans ses Écrits.
C’est assurément une idée que Catherine Millot a dû méditer avant de se lancer dans ce témoignage somme toute très intime. Dans les premiers temps, Lacan, taquin, lui disait que les femmes s’apparentaient toujours à quelque fléau. « Moi, mon genre, c’était l’inondation », avoue-t-elle.
« Encore » : c’est le titre d’un des séminaires les plus inspirés de Lacan, le célèbre vingtième séminaire (Livre XX), qui porte sur la féminité, et plus encore sur la jouissance féminine. C’est aussi dans ce même séminaire qu’il a commencé à s’intéresser aux nœuds borroméens, dénommés ici « ronds de ficelle », avec lesquels il entendait nouer – et libérer – les trois dimensions au fondement de sa théorie : le réel, le symbolique et l’imaginaire.
« Ce nœud allait à Lacan comme un gant », observe Catherine Millot, un nœud un-deux-trois, baroque, car Lacan aimait beaucoup la Rome catholique, Bernin et sa sainte Thérèse en particulier, qui intéressait aussi la jeune Catherine Millot tout entière aspirée par l’enseignement du maître.
Un jour, justement, elle le questionna sur la structure psychique de Thérèse d’Avila ; et il lui répondit que c’était « un cas d’érotomanie divine ! » Pour peu, Catherine Millot se serait reconnue en sainte Thérèse, d’autant que la mystique (la discipline) allait bientôt lui inspirer un de ses plus beaux livres : La Vie parfaite. Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, aux éditions Gallimard, dans la même collection L’Infini où paraît aujourd’hui La vie avec Lacan et où elle publia aussi O Solitude.
Il y avait une profonde solitude chez Lacan, ce que Catherine Millot appelle son apartisme qui rendait le « nous » hors de propos, mais ce qui ne l’empêchait pas d’être quelqu’un de « fusionnel », confie-t-elle, « de réclamer sans cesse votre présence à ses côtés. » Et c’est ce que Catherine Millot a fait : elle était là ; elle était son être-là ; et pas seulement quand ils allaient tous les deux rendre visite au grand théoricien de la question : Martin Heidegger, dont elle se souvient surtout de l’épouse qui leur enjoignait avec autorité d’utiliser les patins qu’elle réservait aux visiteurs (une épouse qui fut nazie ? – « bien entendu », comme le lui répondra Lacan, à une époque où il était encore très peu question des rapports de Heidegger avec le nazisme).
Catherine Millot a vraiment pris le sillage de la pensée de Lacan, d’autant qu’il n’y avait pas d’autre solution pour l’approcher : « Préférer sa pensée, oublier sa personne, c’était ce qu’il souhaitait qu’on fasse », rapportait déjà Jacques-Alain Miller dans Vie de Lacan. Catherine Millot utilise dans son récit le témoignage de François Cheng, que Lacan sollicitait souvent pour l’aider à lire tel ou tel texte chinois, et selon lequel le docteur Lacan était peu à peu devenu tout entier pensée : « A l’époque où je travaillais avec lui, dit-il, je me demandais souvent s’il y avait une seule seconde de sa vie quotidienne où il ne pensait pas à quelque grave problème théorique. » Dans ces moments-là, ajoute Catherine Millot, Lacan était parfaitement immobile, d’une « immobilité totale, inébranlable », soit « l’autre face du caractère décidé de son rapport au monde. »
Et puis il plongeait dans sa piscine… Oui, tous les jours avant le déjeuner, en toute saison et par tous les temps, Lacan se jetait tout nu dans la piscine de sa maison de Guitrancourt, où il y avait aussi le célèbre tableau de Courbet, L’Origine du monde, dissimulé par une peinture sur bois d’André Masson, qu’on découvrait « en retirant un côté du cadre et en faisant glisser le Masson », se souvient-elle. Glisser le Masson. L’Origine du monde, aujourd’hui au Musée d’Orsay, a longtemps appartenu à Jacques Lacan. « Qu’est-ce qu’un tableau ? » demandait-il lui-même dans son séminaire des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (Livre XI, éditions du Seuil). Catherine Millot se souvient avoir beaucoup regardé les tableaux, en compagnie de Lacan, à Rome, Paris, Londres, Venise, à l’église de la Madonna dell’Orto où ils allaient voir, tous les ans, La Présentation de la Vierge au Temple, du Tintoret, le séquestré de Venise…
Un autre plaisir, avec Lacan, c’était le restaurant, midi et soir, bien qu’il put être absent pendant ces repas : « Je ne me décourageais pas, et tentais de nourrir une conversation en lui posant des questions auxquelles il répondait par oui ou par non. » Pourtant, un soir, Peyrot, le chef du Vivarois, s’était approché d’eux et leur avait lancé : « Vous appelez ça un dialogue ? » Mais pour ce qui était des pets et des rots, continue tranquillement Catherine Millot, que Lacan, en homme libre, ne retenait pas en public, ils visaient à lui signifier, à lui, Peyrot, les deux syllabes de son nom.
Lacan parlait de sa vie « comme d’une vie passée à vouloir être Autre malgré la loi » rappelle Jacques-Alain Miller. Toute sa révolte était là, la révolte d’un bourgeois certes – et il assumait ça sans fausse honte, précise Miller -, une révolte qu’il avait fait passer dans la psychanalyse, même si, à la fin, Catherine Millot explique qu’elle en était venue à se demander si la psychanalyse l’intéressait encore, tellement il était devenu silencieux, taciturne — surtout depuis la mort de sa fille, Carole, renversée par une voiture à Antibes, à l’automne 1974.
Conduire : c’était dans son cas « tête en avant, accroché au volant, dans le mépris de l’obstacle (…), ne ralentissant jamais, fût-ce pour un feu rouge, et ne parlons des priorités », relate ici Catherine Millot. On serait tenté de résumer ça par le titre d’un de ses fameux séminaires : « Les non-dupes errent ». Mais bordel ! Le réel, dans tout ça ? C’était précisément l‘objet de son tourment : le réel, c’est quand « les petites chevilles ne rentrent pas dans les trous » aimait-il affirmer.
Didier Pinaud
Catherine Millot, La vie de Lacan Editions Gallimard 112 pages,13,50 euros.