Année de commémoration ou pas (le 400e de sa mort), Shakespeare est régulièrement célébré aux quatre coins du monde. De manière attendue – c’est l’auteur le plus joué, et saison après saison une déferlante de ses œuvres est représentée dans tous les théâtres d’ici et d’ailleurs – et aussi parfois de manière beaucoup plus surprenante. Il ne faut ainsi pas croire que la capitale de l’univers shakespearien se situe en Grande-Bretagne, à Stratford-sur-Avon par exemple où le dramaturge est né, mais bel et mais bien en… Roumanie où il n’a sans doute jamais mis les pieds. À Craiova plus exactement, ville moyenne de 300 000 habitants située à 190 kilomètres à l’ouest de Bucarest où depuis maintenant plus de vingt ans, depuis 1994 très exactement, se tient tous les trois ans un festival Shakespeare où ne sont présentées que des pièces de l’auteur venues de tous les horizons, dans des formes multiples et variées. Durant dix jours la ville vit au rythme de l’auteur anglais dont certains s’acharnent aujourd’hui encore à mettre en doute la paternité des pièces que l’on connaît. L’une des places principales de la ville a pour nom… Shakespeare, une statue à son effigie est érigée face à l’imposant théâtre national, des affiches à son effigie quadrillent la ville : impossible ici d’oublier le dramaturge… Quelle relation entretenait donc le grand Will avec la cité roumaine ? Aucune à vrai dire, si ce n’est qu’un homme, un comédien, Émile Boroghina, jouant à ses débuts le rôle de Iago dans Othello avant de devenir un éminent professeur d’université s’est pris d’un amour fou pour l’auteur anglais. Il a donc organisé un festival entièrement dédié à son idole et depuis, très régulièrement, avec une pugnacité que seul l’amour fou effectivement peut engendrer, il prépare les festivités. Petits ou grands spectacles aux degrés de réussite variés se côtoient donc dans toutes les langues, se donnent dans tous les lieux, en plein air sur les places ou en salle. C’est réellement Shakespeare dans tous ses états… avec ses bonheurs et ses déceptions. Avec aussi ses bizarreries sorties de nulle part. Le présente édition ne dérogeait pas à cette règle : elle s’acheva cependant avec les prestigieux noms de Romeo Castellucci présentant des extraits de son spectacle Jules César que l’on avait pu apprécier au Festival d’Avignon il y a une quinzaine d’années (!). Du pur recyclage commercial en tranches… Le véritable clou final de cette 10e édition donné devant une foule en délire tentant de s’accaparer le plateau pour trouver un peu de place, fut le Richard III mis en scène par le désormais incontournable Thomas Ostermeier. Succès garanti avec quelques réserves d’usage même pour la critique internationale avant que certains d’entre eux n’interviennent dans l’un des traditionnels colloques consacrés à… Shakespeare bien sûr et sur l’œuvre duquel les commentaires ne sont pas près de s’épuiser.
Le spectacle le plus abouti fut sans doute le Macbeth de Luk Perceval, un autre grand nom de la scène internationale pas encore élevé cependant au rang de « vedette » comme Ostermeier. Côté bizarreries pas très probantes que l’on oubliera très vite, nous eûmes droit à une condensé du Roi Lear rebaptisé pour l’occasion In the Heart’s night par le roumain Gavriil Pinte. Avec quelques Tempête fracassantes, plus une poignée de propositions venues du Japon, d’Afrique du Sud, de Suède, de Pologne ou de Grande-Bretagne, ça va de soi…, la présentation de quelques ouvrages sur la question (shakespearienne), agrémenté de quelques workshop, le cocktail fut corsé…
Pas un seul spectacle français n’avait été invité à la fête, ce n’est pourtant pas faute de choix. Mais il est vrai que les grosses productions, celles d’un Ostermeier ou d’un Castellucci coûtent très cher. C’est la loi du genre, il faut donc économiser sur les autres spectacles. Pas sûr que le théâtre soit vraiment gagnant à ce petit jeu. L’hommage rendu à Shakespeare, chez nous, il faut sans doute le chercher dans certains spectacles comme le Richard III – Loyaulté me lie de Jean Lambert-wild, créé à Limoges et qui sera visible à Paris la saison prochaine. Il faut le voir aussi en matière d’édition puisque Gallimard dans sa collection de La Pléiade poursuit et achève la publication en bilingue de l’œuvre de Shakespeare. Viennent de paraître les tomes VI et VII des Œuvres complètes (les II et III pour les Comédies) sous la direction de Jean-Michel Desprats et de Gisèle Venet. Un travail monumental entamé (pour ce qui concerne la seule parution) il y a près de quinze ans.
Les deux derniers volumes donc sont entièrement consacrés aux comédies de Shakespeare. Un premier tome avait vu le jour il y a trois ans. Avec cette remarque préliminaire qu’il est pour le moins difficile de faire entrer les œuvres de l’auteur dans une quelconque catégorie. Un jeu d’autant plus compliqué que parfois l’ignorance de leurs dates de composition n’est pas toujours assurée, pas plus que l’on puisse se fier à telle ou telle édition de l’époque. Des comédies Troïlus et Cressida, Périclès, la Tempête ? Acceptons-en la proposition à condition de redéfinir ce qu’est une comédie, surtout à l’époque où elles furent écrites et par rapport aux critères d’alors. Dans sa belle préface au dernier volume, Yves Peyré explique tout cela de manière à la fois savante et parfaitement claire, si tant est que le sujet s’y prête ! Pour sa part, il s’interroge sur la seule période qui va de 1607 à 1613 qui voit donc fleurir les six comédies, Troïlus et Cressida, Périclès, Prince de Tyr, Cymbeline, Le Conte d’hiver, La tempête et Les deux nobles cousins. Comédies, tragi-comédies comment désigner ces œuvres ? « La difficulté de définir les comédies écrites par Shakespeare dans les années 1607-1613, soit par rapport à un autre ensemble dramatique cohérent, soit par rapport à un genre précisément défini, a incité une partie de la critique à adopter le terme plus neutre de ”dernières pièces de Shakespeare”, qui, cependant, est également problématique » affirme très clairement Yves Peyré que l’on ne peut qu’approuver. On ajoutera que la question ne concerne pas seulement les « dernières pièces » de l’auteur, et qu’en matière de mélange des genres, là aussi, Shakespeare fut un maître !L’introduction de Gisèle Venet concernant le volume II des comédies n’est pas moins savante alors qu’elle s’attache davantage à l’analyse des six autres pièces proposées.
Je ne reviendrai pas sur la qualité de l’ensemble des traductions et des notes qui sont ici particulièrement fournies, chaque pièce faisant ainsi l’objet d’une bibliographie particulière de plusieurs pages !…
La parution de ces deux (derniers) volumes est accompagnée de celle de l’album consacré cette année – c’était cousu de fil blanc – à Shakespeare. L’exercice – c’en est un véritablement que de faire tenir en un peu moins de 250 pages la vie et l’œuvre d’un auteur – a été confié à Denis Podalydès, le comédien, metteur en scène et scénariste bien connu qui est aussi, ne l’oublions pas, écrivain. L’idée était excellente, le résultat des plus réussis. Denis Podalydès ne se contente pas en effet de retracer l’itinéraire de Shakespeare dans son temps, mais il convoque ses propres souvenirs de représentations de l’auteur qui l’ont marqué, d’autres qu’il a interprétées ; c’est l’évocation par flashes, sans forcément idée d’une impossible continuité, d’un homme de théâtre, passionné par son art, qui est ainsi tracée avec intelligence et concision et de manière toute personnelle. C’est sans doute le plus bel hommage que l’on pouvait ainsi rendre à Shakespeare.
Jean-Pierre Han
Comédies II et III (Œuvres complètes, VI et VII) de Shakespeare. Edition bilingue. Tome II, 1712 pages, 72 euros. Tome III, 1808 pages, 73 euros. Album Pléiade Shakespeare par Denis Podalydès. 256 pages.