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Le parti pris des êtres et des choses

Publié le 15 juin 2016 par Les Lettres Françaises

  Le parti pris des êtres et des choses En 2014 avec Les Intranquilles, Azza Filali était un des premiers romanciers tunisiens à traiter de l’après-révolution. Du désenchantement de la société civile et de la montée de l’extrémisme religieux. Dans la Tunisie d’après Ben Ali, des personnages construits de manière quasi-naturaliste manifestaient d’étranges symptômes, aussi bien sur le plan physique que psychologique. L’un voyait son visage se recouvrir d’une tâche. L’autre perdait l’odorat… Et ils faisaient tout pour retrouver leur état normal. Ou du moins une instabilité raisonnable. Pour la plupart, les protagonistes de De face et sans chapeau ont perdu jusqu’à ce faible espoir. Dans ce recueil de courtes nouvelles, Azza Filali dépeint des êtres englués dans un quotidien médiocre, dont la force se limite à quelques mots. À quelques gestes et à une pointe d’humour noir.

La mouche, qui ouvre le défilé des hommes et femmes sans qualité du recueil, est l’un des rares textes à s’inscrire dans un contexte social précis. En visite chez un homme influent, un comptable renvoyé par son patron pour des raisons obscures évoque la corruption pratiquée à tous les niveaux de la société tunisienne contemporaine. Mais cela de manière implicite, à travers un détail : l’insecte qui flotte dans la tasse de café servie à l’employé par son hôte. À chaque nouvelle son objet banal érigé en signe. En témoin de la décadence non seulement de la Tunisie, mais d’un monde où la poésie n’a plus droit de cité. Après la mouche noyée, c’est alors un chat, un cachet, l’étal rouillé d’un vendeur de poulet ou encore une petite annonce de journal qui cristallisent tout le désespoir des personnages de De face et sans chapeau. Leur profond ennui.

L’écriture d’Azza Filali est indicielle. Comme dans un roman policier sans crime, elle s’attache à décrire ce qui vient perturber le cours des choses l’espace d’un instant. Juste le temps de laisser entrevoir la possibilité d’un réel autre. Pas forcément meilleur. Ni pire. « Comment raconter une histoire lorsqu’il n’y a pas d’histoire ? L’intrigue est si minuscule qu’il faut la débusquer dans ces halls d’aéroports, ces tableaux qui clignotent avec des avions pour n’importe où », peut-on lire dans L’étreinte. Dans ces deux phrases qui résument le paradoxe décliné de texte en texte, on mesure la difficulté de la tâche de l’auteure. Son ambition de limier embrassant d’un même mouvement les êtres et les choses.

Comme dans Les Intranquilles, douleur, maladie et phénomènes physiologiques occupent dans le recueil une place centrale. Jamais expliquées, elles participent d’un malaise et d’un mystère ambiants, qui ouvrent la voie à une repoétisation du réel. À sa réinvention. Dans une des nouvelles par exemple, l’apparition d’un simple poil qui « flottait, tel un fanion » sur la joue d’un homme est le point de départ d’une métamorphose. Un rot peut remettre en cause la tragédie d’un décès. Une grippe le sérieux d’une cérémonie. Chez Azza Filali, l’Homme ne tient qu’à un fil. Et encore, soigneusement dissimulé dans un décor quelconque. Il en est d’autant plus précieux.

Anaïs Heluin

 

Azza Filali, De face et sans chapeau

Editons Elyzad, 122 pages, 13,90 €.


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