Le Voleur est une revue littéraire française, sous-titrée Journal littéraire de Paris ou encore Le Voleur : gazette des journaux français et étrangers fondée en 1828 par Charles Lautour-Mézeray avec Émile de Girardin. Voici un article consacré à la mort du Roi Louis II de Bavière,qui y parut le 8 juillet 1886 .
"LE ROI LOUIS II DE BAVIÈRE
On connaît le drame mystérieux qui ne sera peut-être jamais expliqué, et dont le lac de Starnberg a été témoin.
Pendant toute la journée du 13 juin, le roi Louis avait paru fort tranquille et s'était promené dans le parc du château de Berg avec le docteur de Gudden. A six heures, il dîna avec son médecin. Le repas ne dura qu'une demi-heure.
A six heures trois quarts, le roi et le docteur se rendirent de nouveau dans le parc.
Après avoir fait quelques tours, le roi demanda a M. de Gudden de renvoyer les gardiens qui les suivaient; celui-ci eut l'imprudence d'y consentir. Que se passa-t-il alors?
On ne le saura jamais exactement. Vers huit heures, le personnel du château, ne voyant revenir ni le roi ni M. de Gudden, se mit à leur recherche. A la clarté des torches, on fouilla le parc. Enfin on découvrit, sur la rive du lac, le chapeau et le pardessus du roi. Sur la berge, on releva les traces d'une lutte; le sol était piétiné. On fouilla aussitôt le lac, et on en retira deux cadavres: celui de M: de Gudden d'abord, puis celui du roi.
Le visage du médecin était labouré d'égratignures; il y avait donc eu lutte, et comme il était d'une force exceptionnelle, la lutte a dû être terrible.
On dit que le professeur Grashey, gendre de M. de Gudden, avait mis, quelques heures avant la catastrophe, son beau-père en garde contre la feinte amabilité du roi.
— Prends garde, lui aurait-il dit, ton malade te savonnera (wird dich enseifen).
M. de Gudden répondit en riant : -C'est possible; mais je ne me laisserai pas faire la barbe par lui.
Ce pauvre roi, qui vient de faire banqueroute à ses créanciers en se précipitant dans le lac de Starnberg, sera une des figures les plus complexes et les plus mystérieuses de notre temps.
Appelé à régner à l'âge de dix-huit ans, acclamé par toute la Bavière qui l'adorait, il apparaissait comme un Fantasio couronné. Malheureusement la fantaisie chez lui prit bientôt le caractère de la névrose.
Il n'était pas fou comme son frère puîné. qui lui succède nominalement; c'était un excentrique qui ne tarda pas à devenir un névropathe exaspéré par l'impuissance de réaliser ses rêves. Il tenait de son grand-père, le roi-poèe Louis Ier, qui eut des démêlés avec son peuple à propos d'une écuyère de cirque, Lola Montés, dont il avait fait une comtesse de Landsfeld.
En somme, Louis n avait la monomanie de la bâtisse, une passion qui a été partagée par tous les principicules la Confédération germanique au XVIIe et au XVIIIe siècle. Quel est le prince, électeur, margrave ou landgrave, qui ne se soit pas endetté pour doter ses petits Etats d'une réduction du palais et des jardins de Versailles? Les plus modérés se contentaient de construire des Trianons, mais tous étaient plus ou moins atteints de cette aimable folie. Le grand roi avait imposé à l'Europe ses lignes droites, et sa perruque.
Chez le roi Louis II cette passion était, surtout depuis la mort de Wagner, poussée jusqu'à l'extravagance. Il fit construire, sur divers points de la Bavière, six châteaux : les uns dans le style du moyen âge, les autres dans l´architecture du XVIIème et du XVIIIème Siècle. Le château de Liedenhoff [sic], soit dit en passant, est une des imitations les. plus réussies et les plus élégantes du style Pompadour. Non content de ces six châteaux , qui avaient été ruineux pour lui, il voulait avoir une reproduction exacte du palais de Ver-sailles, Avec ses cinq millions de liste civile, il prétendait se hausser à la taille de Louis XlV. Celui-ci avait englouti daus ses constructions, palais et jardins, la plus grande folie au règne, dit Saint-Simon, cinq cents millions, c'est-à-dire bien près d'un milliard d'aujourd'hui. Si on l'avait laissé faire, Louis II aurait mangé la Bavière jusqu'au dernier morceau.
Il n'était que temps de l'arrêter, On dit que les montagnards bavarois sont mécontents de la mise à la retraite du terrible bâtisseur et donnent des signes d'agitation.
La mort tragique du roi n'est pas pour calmer ces braves gens mais la Bavière a des troupes, et, si elle n'en avait pas assez, M. de Bismarck, en bon voisin qu'il est, lui en prêterait volontiers, ne fut-ce que pour donner de l'air à ses Poméraniens."