Frankenstein, le roman, est né en Suisse, à Cologny, au bord du lac de Genève, au cours de l’été 1816, sous la plume de la jeune Mary Shelley. Depuis, la romancière a été dévorée par le mythe qu’elle a enfanté, comme la créature fabriquée par le Docteur Frankenstein avait détruit son créateur.
Mary Shelley a écrit bien d’autres romans, certains fort respectables, mais las ! D’elle, on ne lit que Frankenstein, on ne cite que Frankenstein, et elle n’a même pas eu droit, l’an passé, à une Pléiade « personnelle », son roman emblématique servant d’enseigne à un volume anthologique sur le « roman gothique. » Quant à savoir s’il s’agit bien d’un véritable « roman gothique », surgeon tardif d’un genre en vogue quelques vingt ans plus tôt, les spécialistes argumentent encore sur le sujet.
Toujours est-il, gothique ou pas, que le roman a connu une fortune unique et étonnante, due à des raisons multiples : la personnalité de l’auteur, une toute jeune femme, épouse d’un poète célèbre prématurément disparu dans des circonstances dramatiques (noyade), peu après la mort de deux de leurs enfants ; les conditions d’écriture (le roman résulte du pari, effectué par Shelley, son épouse, Lord Byron, et le médecin Polidori, d’écrire un récit fantastique durant leur séjour commun à la villa Diodati) ; son exploitation cinématographique, enfin, notamment le fameux film de James Whale, en 1931, qui fit connaître Boris Karloff, et fut doté d’une suite, Bride of Frankenstein, dont le titre procède d’un étrange glissement sémantique, comme si c’était le monstre lui-même, et non son créateur, qui portait le nom de Frankenstein. Un glissement sémantique entériné par la culture populaire (« La nuit sans sa moumoute/ Et ses dents à la main/ Elle filerait la colique à Frankenstein », chantait Pierre Perret dans Non j’irai pas chez ma tante.)
Le mythe qui l’entoure fait de l’ombre au roman, et il est difficile de le lire avec un oeil neuf. Tout d’abord, une constatation : on n’y trouve pas grand chose des « topos » associés au « roman gothique »: ni château médiéval, ni donjon, ni jeune fille terrorisée, dans une ambiance fantastique. Ce que Frankenstein a de plus « gothique », à première vue, c’est son décor de montagnes grandioses, la vallée de Chamonix, l’étendue blanche du glacier sur lequel le Docteur Frankenstein retrouve sa Créature. Mais ces lieux sont aussi des lieux romantiques et, plutôt qu’y voir l’ultime avatar du « roman gothique », on pourrait dire de Frankenstein qu’il s’agit d’une oeuvre charnière, d’un pont entre le gothique et un certain préromantisme (Senancour, Châteaubriand), faisant une large part aux paysages, à l’osmose mentale entre la Nature et les sentiments de l’homme.
Curieusement, Frankenstein a quelque chose de rousseauiste : la Créature du Docteur Frankenstein naît fondamentalement bonne, avide de chaleur et de contacts humains, et c’est le rejet dont elle est victime de la part des hommes (son créateur, pour commencer, qui s’enfuit devant sa laideur ; la famille de paysans, qu’elle protège secrètement avant de se voir chassée comme un monstre), qui la rend sauvage et mauvaise. Si, par la suite, elle bascule dans le Mal, et cherche à détruire tous les proches du Docteur Frankenstein, c’est afin d’obliger celui-ci à lui créer une compagne, avec qui elle pourrait s’enfuir dans les étendues sauvages du bout du monde. Frankenstein peut être lu comme une illustration romanesque des théories de Rousseau sur la bonté naturelle de l’homme.
Serait-ce un sacrilège que de dire que Frankenstein n’est pas un roman sans défauts ? La construction alambiquée (un jeune Anglais spleenétique part à l’aventure dans l’Arctique, et y rencontre le Docteur Frankenstein, épuisé par sa poursuite de la Créature qu’il a engendrée, et le roman est essentiellement un long flash-back, dans lequel le savant raconte son histoire), ralentit sans grande utilité la mise en place de l’action, ce qui est le coeur du livre : la Création du Monstre, et sa lutte avec son Créateur. Toutes les lettres précédant le récit du Docteur Frankenstein semblent une sorte de long prologue, dans lequel on peut, autant qu’une savante mise en perspective, voir les tâtonnements d’une romancière en herbe.
Mais les tâtonnements d’une grande romancière : dès lors que Frankenstein prend la parole, et raconte son histoire, on comprend que le roman ait engendré un tel mythe. Cette idée de la Créature due au génie d’un homme et se révélant surhumaine, résistant au froid, à la faim, à l’effort, à l’épuisement et parvenant à retrouver son créateur, le Docteur Frankenstein, où qu’il se soit réfugié, apparaissant sur la blancheur des glaciers, gravissant les montagnes et les pics comme un chamois, est une belle idée romanesque ; ce sont de telles scènes qui font le prix du livre, lequel, globalement, donne l’impression d’être inférieur à la somme de ses meilleurs morceaux.
Aujourd’hui, une exposition lui est consacrée, à Genève, dont le catalogue est publié par les éditions Gallimard. On passera sans doute rapidement sur les textes savants dus à des universitaires spécialistes de l’oeuvre et qui, aussi érudits soient-ils, ne sont pas palpitants. Mais on s’attardera avec plaisir sur la riche iconographie : reproduction de pages du manuscrit, photos des premières éditions, gravures d’époque représentant le monstre et, même, affiche d’une adaptation théâtrale à Londres, dès 1823, qui témoigne du rapide succès du roman, très vite ancré dans l’imaginaire populaire.Le plus émouvant, à mon sens, réside dans les gravures de la maison Diodati, et dans l’unique photographie connue de la villa louée par Shelley et son épouse, en contre-bas de la villa Diodati, et démolie depuis plus d’un siècle. Ces lieux apaisés, ouvrant sur un paysage enchanteur, sont loin de l’image sulfureuse et survoltée qu’en a donnée Ken Russell dans son film Gothic, et on se demande encore comment un roman aussi sombre et angoissant a pu naître dans l’esprit d’une toute jeune femme en villégiature en des lieux aussi lumineux.
Christophe Mercier
Frankenstein créé des ténèbres Editions Gallimard/Fondation Martin Bodmer 290 pages, 35 euros.