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La complexité baroque de Tunga

Publié le 21 juin 2016 par Aicasc @aica_sc
Semant des sirènes, 1987, photo de performance, où Tunga jetait à la mer un moulage de sa tête , partie d’une installation Arpoador, Rio de Janeiro

Semant des sirènes, 1987, photo de performance, où Tunga jetait à la mer un moulage de sa tête , partie d’une installation
Arpoador, Rio de Janeiro

Ce mois de juin a commencé bien tristement. Au décès de Mohamed Ali le 3 juin, a succédé  celui du plasticien brésilien Tunga le 6 juin à Rio de Janeiro. De son vrai nom, Antonio Jose de Barros Carvalho e Mello Mourão, Tunga est né en 1952, à Palmares, ancienne terre de nègres marrons, dans l’état du Pernambouc, dans le Nordeste du Brésil.

Un cancer de la gorge a vaincu l’artiste, mais son art demeure. Et comme prévu avant son décès, son installation Moi, vous et la lune (2015) sera montrée du 15 au 19 juin à Unlimited Art Basel, en Suisse, qui inclut cette année 80 artistes dans  toutes les disciplines.  Tunga ne pourra pas cette fois-ci procéder à « l’instauration » de son œuvre. L’artiste appelait ainsi les performances qui « inauguraient » certaines installations, une sorte de rituel d’ouverture.  L’installation exposée pour la première fois en 2015 au au château de Chaumont-sur-Loire, sera présentée à Basel, par les galeries Milan de Sao Paulo , Luhring Augustine de NY et Franco Noero de Torine. Le curateur est  Gianni Jetzer du Musée Hirschorn de Washington D.C.

Tunga, Moi, vous et la lune 2015 2015 Manège des écuries du Domaine de Chaumont- sur-Loire.

Tunga, Moi, vous et la lune 2015
2015 Manège des écuries du Domaine de Chaumont- sur-Loire.

Moi, vous et la lune relève de cette complexité baroque, à la fois cérébrale et viscérale qui était propre à l’artiste. Mêlant éléments naturels (ici, des troncs fossilisés, des cristaux, de l’ambre liquide), à des éléments artisanaux (sculptures), en bronze plâtre et cuir entre autres, l’artiste met en place un dispositif sculptural complexe, qui renvoie à une de ses grandes passions : l’alchimie, base de sa démarche artistique, s’intéressant aux processus de transformation, à la décantation des liquides, à la production de nouveaux composants.

Architecte de formation, Tunga a commencé sa carrière par le dessin. Sa première exposition individuelle au Musée d’art Moderne de Rio en 1974 s’appelait Musée de la masturbation enfantine et présentait une série de dessins, un peu évanescents, où l’érotisme qui allait marquer son œuvre faisait déjà irruption.

Tunga, musée de la masturbation enfantine , 1974 MAM Rio de Janeiro

Tunga, musée de la masturbation enfantine , 1974
MAM Rio de Janeiro

Rapidement l’artiste a développé une œuvre à la fois conceptuelle et baroque, incluant diverses références littéraires, vidéos et performances, matérialisée par des sculptures monumentales mêlant intimement matériaux nobles, références érudites et évocations populaires.

Tunga, à la rencontre de deux mondes,2005 Pyramide du Louvre

Tunga, à la rencontre de deux mondes,2005
Pyramide du Louvre

Son œuvre a reçu très tôt une reconnaissance nationale et internationale et à partir des années 80  Tunga a participé de plusieurs biennales de Sao Paulo, à deux biennales de Venise, à une Monumenta,…  il a été exposé au MoMA , au Reine Sophia, au Jeu de Paume, à la biennale de Lyon, et a été le premier artiste contemporain a être exposé au Louvre, à la Pyramide en 2005, dans le cadre de l’année du Brésil en France . Tunga y avait suspendu à la rencontre de deux mondes, sculpture monumentale, de couleur noir et or, formée de motifs récurrents de son travail : tresses, canes, cordages, hamac, filet, crânes, squelettes, un peigne et des têtes de statues célèbres du musée parisien.

Lezart 1998

Lezart 1998

Conceptuelle, remplie de symboles et de narrations curieuses, son œuvre est à rapprocher de celle de Joseph Beuys (1921-1986) car comme Beuys, Tunga cherchait dans la superposition de matériaux bien plus que des effets formels, suggérant une relation transcendantale, chimique, via la matière. Et tous les deux ont eu recours aux plus divers et insolites matériaux pour construire leurs œuvres.

En 2014 le Palais de Tokyo a exposé une œuvre de Tunga, récemment achetée par le MoMa et dont une copie est également présente à Inhotim au Brésil : l’installation projection ao.  Tunga avait réalisé une vidéo de la séquence de quelques secondes d’une courbe d’un tunnel à Rio (proche de son domicile) et a transformé cela en quelque chose d’infini, toujours la même courbe, et cela ni ne commence , ni ne finit jamais. La vidéo est couplée à un petit morceau de nigth and day dans la voix de Sinatra, juste le petit morceau qui dit « night and day », cela se répète aussi à l’infini.  L’installation doublait la courbe infinie de la vidéo avec une courbe au sol matérialisée par la transmission de la bobine du film dans un dispositif circulaire de grande taille. Des cercles partout et partout l’impossibilité de fuir…

Tunga le bijou de Madame Sade, 1983

Tunga le bijou de Madame Sade, 1983

Le cercle était une des obsessions de Tunga dans les années 80. Dans son exposition le bijou de Madame Sade, en 1983 , la pièce centrale était une gigantesque bague en métal. C’était un toro, torus, une superficie formée par la rotation d’une circonférence autour d’une ligne du même plan mais qui ne la coupe pas (par exemple, comme un bagel). Le toro, comme dans le film ao réaffirme son intuition d’une temporalité singulière, son intérêt pour des questions de physique et de mathématique.

Tunga Toro

Tunga
Toro-fer trois pièces 610 x 210 mm

L’œuvre de Tunga est placée  sous le signe de l’expérimentation. Il a expérimenté toutes sortes de matériaux, toutes sortes de procès ( par exemple remplacer la soudure par l’usage de imans) toutes sortes de langages , tendant à mélanger philosophie et physique  en s’approchant toujours plus de son rêve d’alchimie. Fer, cuivre, acier, plomb, mercure cristaux, imans ont été utilisés en œuvres qui interrogent le champ magnétique et la présence de l’invisible par lequel il était fasciné.

De l’observation des serpents sont nées les tresses (en plomb, cuivre, cordages…) qui sont présentes dans plusieurs de ses œuvres majeures y compris dans la performance sœurs siamoises capillaires de 1984, où des sœurs jumelles sont reliées par les cheveux. Ces tresses sont le symbole d’une œuvre qui noue et entrelace des processus et des matériaux, renvoyant aux liens, aux interrelations.

Tunga, performance sœurs siamoises capillaires,1984

Tunga, performance sœurs siamoises capillaires,1984

Son intérêt par les matériaux et les combinatoires n’était ni purement formel, ni purement conceptuel, Tunga aspirait comme Oiticica au « grand labyrinthe ». Ses œuvres déposent devant nos yeux quasiment un trop plein de sens, et la certitude, malgré l’abondance de symboles, que dans l’œuvre comme dans la vie quelque chose nous échappera toujours.

Matilde dos Santos


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