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Á propos de la mort de Victor Barrio, le 9 juillet 2016 à Teruel (Espagne).

Publié le 20 juillet 2016 par Slal


Paris, le 18 juillet 2016

Hommage à Victor Barrio

Dominique Fournier

Pourquoi consacrer ces quelques lignes à la mort de Victor Barrio, tué le 9 juillet 2016 lors de la deuxième corrida de la Feria del Ángel à Teruel, d'un coup de corne dans le cœur donné par le toro Lorenzo, n°26, 529 kilos, de l'élevage Los Maños, origine Santa Coloma ? Victor Barrio était né à Grajera (Segovia) il y a 29 ans, il avait toréé pour la première fois avec picadors assez tardivement en août 2009, après avoir fait ses études, et il avait pris l'alternative à Madrid en avril 2012. On a célébré ses obsèques le 11 juillet dans le village de Sepúlveda (Segovia) où il résidait, en présence de nombreux toreros et de centaines d'aficionados et de voisins.

Tout en parvenant à toréer un certain nombre de corridas par temporada, même à Madrid où il avait coupé des oreilles, il n'était pas l'une des fameuses figuras de premier plan. Comme beaucoup d'entre nous, je ne l'ai pas connu personnellement, je ne l'ai même pas vu en piste. La nouvelle de sa mort m'a pourtant ému au plus haut point. Est-ce là un motif suffisant pour évoquer ce terrible événement dans un site non spécialisé ? Pas vraiment au fond. Sauf si, en y réfléchissant bien, on finit par admettre que certaines formes de la tauromachie, et les valeurs qu'elles transmettent, relèvent d'un patrimoine d'origine latine qui a su tisser un lien solide avec quelques-unes des cultures du monde américain. Sauf si je ne suis pas seul à éprouver, par-delà un sentiment de tristesse et de compassion très humain évidemment partagé par beaucoup de ceux qui n'apprécient guère la corrida, une profonde nausée, voire une manière d'angoisse confuse, à la lecture des commentaires indécents émanant d'individus qui, par leur façon de s'attribuer la modernité au moyen d'un animalisme pitoyable, illustrent tout au plus une caricature de barbarie inhumaine « moderniste » soucieuse de se distinguer « des prétentions identitaires portées par quelques populations forcément attardées du pourtour méditerranéen ».

Car enfin, j'ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs toreros, et je sais l'incroyable qualité de ces gens-là qui, comme l'écrit José Rufino ailleurs sur notre site, sont faits d'une pâte toute différente de la nôtre car, selon le mot du regretté Victor Barrio lui-même, pétrie d'art et de folie. Je n'ignore pas leur vision du monde, leur intelligence et leur amour du toro, l'attrait irrépressible qu'ils éprouvent pour le dialogue avec le bovin, leur besoin d'exprimer une conception artistique à travers ce contact agonistique. Et tout ceci en dépit des difficultés sans nombre que suppose une profession souvent très injuste qui peut les priver du moindre contrat public pendant des mois, voire des années, alors qu'ils ne cessent jamais de vivre et penser toro. Des plus humbles aux plus fameux, ont-ils vraiment conscience de parler en notre nom, de porter nos rêves, de transmettre des valeurs auxquelles nous sommes attachés ? La plupart, non sans doute, car leur dialogue avec le toro est trop personnel, trop intime, trop extrême, pour songer à l'interrompre en cas de mésentente avec le public. Ils sont les héros de l'enfance de ceux qui, parmi nous, ont imaginé la nature, avant de la côtoyer, de l'observer, de l'analyser, de la vivre professionnellement parfois, de l'aimer viscéralement toujours. Ils s'imposent d'une certaine façon comme le maillon lumineux entre nos aspirations et la réalité, ils ont su faire une alliée de la peur qui nous paralyse, ils nous ont appris très tôt l'indispensable échange entre la vie et la mort. A l'instar de certains musiciens, ils ont libéré nos émotions devant une beauté qui, toujours attendue, ne nous touche parfois que lorsque nous n'osons plus l'espérer.

Renato Motta (20 ans), modeste et débutant au Pérou, El Pana (64 ans), baroque et prestigieux au Mexique, Victor Barrio, reconnu et apprécié en Espagne, ils sont trois matadors depuis le mois de mai à avoir donné leur vie dans l'arène sans songer trop aux lendemains qui chantent. On en a parlé davantage que tous les banderilleros qui meurent en pratiquant leur métier mais ne sont perçus que comme des subalternes. Les trois matadors eux, chefs de cuadrilla, étaient en quelque sorte trois personnalités unies par le toro, par l'histoire, le respect dû à l'animal et aux hommes, à leur village, leur province, leur pays, unis par la volonté de créer chaque jour un peu plus en suivant les canons du rituel. Ils avaient appris à se jauger eux-mêmes, ils avaient acquis une technique qui devait leur permettre de dompter les aléas de la nature et la mort, ils avaient compté sur la bienveillance du destin. Pour reprendre le mot de Montaigne, ils ne s'étaient pas, eux, séparés de l'être, et avaient le souci d'entretenir une véritable communication avec ce qui est. Ils avaient mérité le respect des autres hommes élevés dans l'humanisme. Alors comment qualifier les fondamentalistes qui se sont réjouis bruyamment de la mort de Victor Barrio dès le 10 juillet, en vomissant des mots insensés que l'on croyait réservés à d'autres individus s'enivrant aux tueries trop actuelles perpétrées au nom de l'improbable ? Pauvres personnages, menteurs avérés, abolitionnistes patentés, combien ils ont dû être traumatisés dans leurs jeunes années par les innombrables corridas que leurs parents les ont contraints de voir pour se radicaliser de la sorte et laisser libre cours à une violence extrême !

L'article du Telegraph anglais daté du lundi 11 juillet 2016 et consacré à l'événement qualifie la tauromachie de sport et finit (gêné ?), en relevant quelques tuits éructés sur la toile, dont celui d'une certaine Lara Berge : " Live by the sword die by the sword. This idiot is dead and all I feel is good –one less bullfighter ! I feel so sorry for that bull. He never asked to be chased around by some heartless fucker sticking holes in him !! I know the bull has probably been killed by now so RIP BULL I'M SO SORRY THIS HAPPENED TO YOU (…)". Force est de reconnaître qu'il y a eu bien pire que cette Lara Berge, mais son commentaire, comme d'autres se réclamant d'une modernité militante, nous révèlent à quel point la culture humaniste se voit attaquée de toutes parts dans le monde contemporain.

L'ethnologue Pierre Lieutaghi, inlassable observateur des relations entre l'homme et les plantes, remarque avec raison que « nous sommes en un temps où, tandis qu'on attribue de nouveau à la nature une parole de vérité, on veut éluder les paroles de vérité de la nature ». A l'heure où il est de bon ton de montrer quelque émotion devant le nourrissage d'un chaton au biberon, bon nombre de bien-pensants s'en voudraient de s'esbaudir devant les prouesses domesticatoires de nos ancêtres. On a décidé de vénérer la nature, mais pour plus de sûreté, on occulte, on oublie, on s'invente une nature à soi, on méprise l'authentique : pour accéder à la modernité, la nature doit être de notre temps, fomentée à grands coups de matérialisme rassurant. Entraînée dans le réductionnisme, elle n'existe que par l'illusion que certains s'en font en s'arrogeant le droit de devenir des prescripteurs débarrassés du moindre contact avec une réalité de mauvaise mémoire.

Les savants naturalistes du XVIIIe siècle plaçaient le sauvage largement au-dessus de l'animalité domestique. Ce fut évidemment cette position qu'adoptèrent ceux qui se lancèrent dans la création du toro de combat au XVIIIe siècle et, pour devenir bientôt le héros de l'ensemble d'une société perturbée par ses divisions internes et l'ignorance, le torero à pied choisit d'apprendre à combattre un bovin élevé pour représenter symboliquement la nature et le sauvage. Or voici qu'une partie de la société refuse aujourd'hui de concevoir cette modalité d'échange et de cohabitation avec le monde animal. La bête (mais l'appelle-t-on encore ainsi ?), simplement identifiée à l'homme, et à qui on nierait toute identité propre, ne serait plus que l'objet d'une création prétentieuse, d'une vanité sans nom. Ancrée dans un matérialisme imaginé, elle devient le support parfait d'intérêts économiques de divers ordres. Parce qu'on a voulu en faire l'égale de l'homme, la voici chosifiée. Au même titre d'ailleurs que certaines catégories d'hommes, beaucoup moins respectées, dans nombre d'occurrences politiques et économiques. Faut-il donc que surviennent des événements aussi tragiques que la mort de Victor Barrio pour que nous comprenions qu'il est encore possible de vivre sa vie en dehors des sentiers convenus, et que des hommes tels que les toreros parviennent à préserver leur liberté alors même que le mundillo taurin les traite parfois avec dédain car… pas assez rentables ?

C'est parce qu'ils se sont dotés des moyens techniques utiles pour participer efficacement à la confrontation immémoriale nature/société que les toreros se retrouvent investis d'une part d'idéel indispensable au fonctionnement harmonieux de leur société. Cela ne les empêche pas de garder en eux une humilité profonde : ils ont conscience que le souffle du vent les désarmera un jour, les laissant à la merci de la corne létale ; ils n'ignorent pas que la découverte de Fleming ne les sauvera pas tous ; ils connaissent la fragilité de leur savoir et de leur technique face à l'imprévu. Ils ne prétendront jamais que leur quête permanente est celle d'une vérité absolue seule digne du trépas, mais ils avoueront plutôt qu'ils aspirent à une vie dans laquelle la passion du toro prendrait toute sa place, comme pour occuper les vides laissés par l'aveu de leur faiblesse.
Descansa en paz Victor Barrio, car consciemment ou non, tu as porté avec courage des valeurs humaines et culturelles que les siècles ont polies et qui s'entêtent à façonner la grandeur de l'homme, de l'être qui sait qu'il ne sera jamais tout à fait maître de sa vie, et encore moins de sa mort, puisqu'il nous faut bien admettre avec Montaigne que, "quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois ; nous y sommes tous apprentis quand nous y venons".

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