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Tour: Froome, l'un des passagers de la modernité

Publié le 21 juillet 2016 par Jean-Emmanuel Ducoin
Lors de la 18e étape, un contre-la-montre entre Sallanches et Megève (17 km), le maillot jaune remporte l’étape et creuse des écarts. C’est dans cette côte de Domancy que Bernard Hinault devint champion du monde…

Tour: Froome, l'un des passagers de la modernité

Hinault, 1980.

Megève (Haute-Savoie), envoyé spécial.
La mémoire, en terres cyclistes, demeure un invariant d’autant plus constitutif que la possibilité même de l’oubli se dérobe périodiquement à nos imperfections mentales. Ce legs d’amour, enraciné dans l’âme profonde des coureurs comme des suiveurs les plus fidèlement accrochés au mythe, se confond avec leurs propres tourments dans une cohabitation onirique qui les dépasse. Hier, lors du contre-la-montre dit «en côte» entre Sallanches et Megève (17 km), avec des passages assassins à près de 10%, le chronicoeur n’échappait pas au retour de flamme, ancré dans ses souvenirs d’adolescent. Sallanches: ça vous dit quelque chose? 1980: où séjourniez-vous, que faisiez-vous, étiez-vous seulement nés? Bernard Hinault: commencez-vous à comprendre? Peut-être le plus grand champion du monde de l’histoire: voilà, vous y êtes. Bienvenus dans la patrie du vélo. Celle où l’amnésie n’a pas de mise.
Qu’on pardonne au récipiendaire quotidien un trait de mélancolie, sinon d’amertume. Quand Christopher Froome s’élança, à 16h59 très précisément, pour atténuer la pesanteur terrestre de la célèbre côte de Domancy, intitulée pour l’occasion «Prix Bernard Hinault», une pensée sournoise s’insinua dans nos têtes: «Il n’a vraiment rien du Blaireau, celui-là!»
Comparaison absurde, direz-vous. Qu’y a-t-il de commun entre l’un des plus grands cracks de tous les temps et ce freluquet, ce mangeur de topinambours à la peau diaphane dont les muscles asséchés sur des kilos manquants laissent imaginer les pires séquelles post-traumatiques? Froome: le visage et les yeux lunettés, dépourvu d’émotion apparente, semble asphyxier toute idée de douleur à la dérobée de la performance pourtant réelle. Hinault: son visage nu, atrophié lui-même de tant de rage et de violence, écumait la passion brute, conquise et soumise par cet acharnement à conquérir toutes victoires par le corps et la volonté, jusqu’à épuisement. Froome: à la commissure des lèvres, un rictus paisible, à peine étouffé par le râle du travail professionnellement bien fait. Hinault: à travers la bouffissure fendue de ses paupières, quelque chose de l’envie supérieure, portée par une méchanceté et une hargne qui poussaient aux meurtres. Froome: nous n’avons jamais rien su, rien de rien, de ses drames de dormeur, des lieux où se jouent ses cauchemars, ses rêves délicieux. Hinault: l’épopée versifiée des héros d’un siècle à lui tout seul, qui écrasait sous ses roues quiconque osait se dresser sur sa route. Froome: une marque, l’un des passagers de la modernité. Hinault: une empreinte, l’un des titulaires en chaire de la légende.  

Tour: Froome, l'un des passagers de la modernité

Froome, 2016.

Dans cette côte de Domancy qui fut, vous l’avez compris, le théâtre du triomphe mémorable du Blaireau dans le Mondial à Sallanches, Christopher Froome était appelé à de nobles fonctions, après plus de quinze jours de domination calculée. Qui pouvait croire encore à un retournement? Nairo Quintana en personne, dauphin du Britannique en 2013 et 2015, résumait tout, la veille au sommet d’Emosson, en Suisse, d’une réplique pathétique: «Il faut rester confiant et tenter d’accrocher le podium.» Comme si les adversaires des Sky ne visaient plus que des places honorifiques. Juste de la lucidité. Car la vérité nous obligea. Dans l’exercice en solitaire, Froome se sentit emporté en avant, aspiré par le vide qu’il avait déjà amplement créé devant lui, toujours dans la position de l’embusqué. Sa combinaison de jaune siffla si fort au vent qu’il remporta le chrono devant le spécialiste Tom Dumoulin et épousseta ses opposants, rejetés au-delà de la minute: Mollema, Yates, Bardet, Quintana, Porte, etc.  Froome arpente désormais ce fil vivant toujours tendu entre la volonté et ce qui lui résiste, entre l’initiative et ce qui la refoule. Mais ce fut plus fort que nous. Sur ce lieu d’une tuerie sportive innommable, un 30 août 1980, nous ne pouvions nous départir d’un autre sentiment époumoné de supériorité. Hinault, dans tous nos songes. Hinault, ivre de colère d’avoir abandonné le Tour quelques semaines auparavant avec le maillot jaune sur le dos, à Pau (1), offrit alors un récital autrement hallucinant pour s’en aller quérir le maillot arc-en-ciel qui manquait à son palmarès. Hinault, diminué mais impitoyable, cruel, violent avec lui-même, imposa une course âpre pour mettre le monde du vélo à genoux (1), réclama à chacun de ses équipiers de l’équipe de France de rouler à fond pendant dix tours, puis se chargea des dix derniers, seul contre tous, avant d’humilier la concurrence, d’écoeurer les faire-valoir, en métronome implacable de sa propre logique. La puissance en furie. Le caractère de granit. Par ce chef-d’œuvre, il abaissa définitivement la ligne d’horizon, laissant des cadavres derrière lui. Hinault était l’incarnation de l’écrasement par sa propre force. Froome, lui, profite de la faiblesse des autres. Toute mélancolie ravalée, ne s’agit-il pas du versant féroce et ironique du Tour 2016?
(1) Il avait abandonné la Grande Boucle en raison d’une blessure à un genou.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2016.]

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