Lisette Oropesa (Hébé/Zima)
Nicholaus Bachler, le Directeur général de l´Opéra de Munich, souhaitait depuis longtemps confier une mise en scène au chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui. C´est à présent chose faite avec le ballet héroïque (aussi appelé opéra-ballet) Les Indes galantes de Rameau actuellement présenté au Prinzregententheater dans le cadre du festival d´opéra du Bayerische Staatsoper. Le choix d´un chorégraphe comme metteur en scène est particulièrement bien adapté tant le ballet tient une place importante dans la plus représentative des oeuvres lyriques de Rameau.
Sidi Larbi Cherkaoui est venu au monde de l´opéra par sa collaboration au Fliegende Holländer que Guy Cassiers avait mis en scène à Bruxelles, et il a encore récemment approfondi sa relation à l´univers wagnérien puisque parallèlement à son travail munichois il a créé la chorégraphie du Crépuscule des dieux que vient de monter le même Guy Cassiers au Staatsoper de Berlin.
Dans sa mise en scène des Indes galantes on le sent particulièrement attentif aux rythmes et au mouvement de cet opéra où le thème du voyage joue un rôle central. Panta rhei, tout se meut et il n´est pas de situation figée, aussi inextricable qu´elle paraisse. La mobilité héraclitienne n´est cependant pas incompatible avec le thème de l´éternel retour. Ça s´en va et ça revient...tel le serpent qui se mord la queue, au prologue comme au final, Cherkaoui place l´action dans une classe d´école primaire, avec ses cartes didactiques qui se déroulent à l´ancienne, et organise le ballet des bancs que ses danseurs et danseuses déplacent dans une vaste salle présentée de guingois: la déesse de la jeunesse Hébé (la délicieuse Lisette Oropesa) se fait maîtresse d´école dans une classe multiculturelle où elle enseigne à ses élèves de diverses origines européennes de jouir des plaisirs de l´amour. Bellone, chantée par l´inénarrable Goran Juric travesti en une énorme femme-adjudant, inquiétante et masculine, et arborant de multiples décorations. Les élèves se chamaillent en arborant de petits drapeaux de leurs pays respectifs. Au tableau, Hébé écrit la conjugaison du verbe venir. Lorsquearrive la suite de la déesse, précédée d´un drapeau américain, les écoliers font taire leurs querelles nationalistes et troquent leurs drapeaux pour de petits drapeaux européens... La mise en scène de Cherkaoui est placée sous le signe de l´humour. Mais si on lève les yeux, on se rend compte que ce monde mouvant rempli d´enfants turbulents n´est pas si drôle que cela ou est en tous cas plus paradoxal qu´il n´y parait: surplombant les parois de la classe, on voir des fils de fer barbelés comme ceux qui entourent les murs d´une prison ou d´un camp. Ce monde, dont les décors sont l´oeuvre d´Anna Viebrock, est aussi un univers concentrationnaire.
L´exotisme du 18ème siècle qui se plaît à réduire les mondes lointaines à des bibelots en porcelaine aussi naïfs que charmants et qui considère l´étranger avec le regard ironique de Montesquieu se trouve fortement ébranlé par la comparaison avec l´actualité du 21ème siècle. Les grands voyageurs d´aujourd´hui, ce ne sont pas des voyageurs persans s´étonnant des moeurs parisiennes, mais plutôt les millions de personnes déplacées par les contraintes extrêmes des guerres et des famines. Le tour du monde amoureux du ballet de Rameau se termine en quatrième partie chez Cherkaoui avec des réfugiés dormant à même le sol ou sous de tentes de fortune et qui se heurtent aux murs physiques ou policiers que les nations qu´ils sont désespérés de traverser dressent l´une après l´autre. L´étranger n´est plus celui d´une porcelaine de Meissen placée sur une commode ou dans une vitrine; quand il lève le nez au ciel c´est pour se voir confirmer qu´il se trouve dans un univers concentrationnaire.
Cyril Auvity (Valère), Compagnie
Eastman, Balthasar-Neumann-Chor
Le propos de Cherkaoui n´est pas ni réducteur ni pessimiste, il ne présente pas une vision horrifiée de la situation du monde, mais s´inscrit bien au coeur du débat entre Hébé et Bellone, l´amour et la guerre, dans la représentation d´une action où par quatre fois l´Amour triomphe. Le Panta Rhei, le monde du voyage et de l´impermanence, suppose aussi qu´il n´y ait d´impasse à nulle situation.
La mise en scène de Cherkaoui grouille d´idées, le plateau est submergé par les artistes qui participent d´un même mouvement scénique: les chanteurs et les choeurs sont intégrés à la danse. Si Cherkaoui inscrit l´action de l´opéra dans un monde plus ou moins contemporain, il l´aborde avec une profusion typiquement baroque où le mouvement l´emporte sur la définition des contours.
Le Bayerische Staatsoper n´a pas lésiné sur les moyens pour cette production qui termine le festival d´opéra 2016 en feu d´artifice. Les meilleurs spécialistes ont été engagés pour assurer un spectacle de rêve: la Compagnie Eastmann de Sidi Larbi Cherkaoui avec douze danseuses et danseurs, un orchestre dit du festival avec des instrumentistes baroques renommés avec l´incomparable Ivor Bolton, et le superbe Choeur Balthasar Neumann de Fribourg, dont une des spécialités est la musique baroque. Dix jeunes solistes dont quatre Francais (Elsa Benoit, Matthias Vidal, François Lis et Cyril Auvity) apportent leur enthousiasme et leur talent à la profusion du spectacle, même s´ils ne sont pas tous des baroqueux. Un bonheur ne vient jamais sans l´autre: tant les choeurs que les solistes prononcent tous un Français impeccable, ce qui n´avait pas été le cas dans La Juive qu´on vient d´entendre à Munich, et l´on passe une délicieuse soirée baroque et festive à écouter du Rameau dans un spectacle à la vision intelligemment renouvelée.
Crédit photographique: Wilfried Hösl
Agenda: les Indes galantes se jouent encore les 29 et 30 juillet au Prinzregententheater, à guichets fermés.