#rechauffementclimatiqueMercredi 3 août 2016.
En 2015, « plusieurs marqueurs, comme les températures au-dessus des terres et à la surface des océans, le niveau de la montée des mers et les émissions de gaz à effet de serre ont battu des records établis juste l’année précédente », selon le rapport annuel sur le climat de la Société américaine de météorologie, auquel ont participé 450 scientifiques à travers le monde. Et l’année 2016 semble déjà promise à de nouveaux records… En novembre dernier, le glaciologue Dominique Raynaud, racontait comment les bulles d’air de l’Antarctique avaient confirmé le rôle du gaz carbonique, et donc de l’activité humaine, dans le réchauffement climatique.
En fouillant les archives du climat consignées dans les calottes polaires, une poignée de glaciologues ont mis en évidence le rôle du gaz carbonique. Un de ces pionniers rappelle comment les chercheurs ont contribué à éclairer une question devenue politique.par Dominique RaynaudIsaac Cordal. – «
Waiting for Climate Change
» (En attendant le changement climatique), 2013
cementeclipses.com — L’artiste expose à la galerie COA à Montréal jusqu’au 28 novembre.
Dès les années 1960, notre jeune équipe de glaciologues tentait d’extraire le gaz contenu dans des carottes de glace prélevées en Antarctique. L’idée était venue à Claude Lorius, le fondateur du groupe, en observant les myriades de petites bulles qui s’échappaient d’un glaçon formé il y a plusieurs milliers d’années lorsqu’il le plongeait dans un verre de whisky (
1). Avec nos homologues de l’Institut de physique de l’université de Berne, nous partagions le rêve d’accéder aux variations du gaz carbonique (CO2) dans l’atmosphère du passé. Les mesures réalisées en continu depuis 1958 par Charles David Keeling à l’observatoire du Mauna Loa, à Hawaï, suggéraient que les activités humaines en modifiaient les concentrations. Nous espérions aussi explorer la prédiction du chimiste suédois Svante Arrhenius, formulée dès 1896, à propos du rôle du CO2 dans les cycles des glaciations.Notre motivation provenait avant tout de la découverte de l’Antarctique, de ses trésors cachés. Le décryptage des archives du climat représentait un défi de taille, et pas seulement parce que notre terrain de recherche était balayé par des froids extrêmes et des vents violents. Après la longue mise au point des carottiers pour forer cette calotte épaisse de plusieurs kilomètres, la datation des carottes de glace et la mesure exacte de leur composition relevaient du casse-tête. Plus de dix ans de travaux en laboratoire, jalonnés de moments d’espoir et de découragement, furent nécessaires pour le résoudre.
De telles découvertes
ne pouvaient que questionner
l’ensemble de l’humanité
En 1980, les bulles d’air emprisonnées par le froid commencent à livrer leurs secrets. Elles confirment que l’atmosphère du dernier maximum glaciaire, il y a vingt mille ans, recelait moitié moins de gaz carbonique. Cette valeur conforte l’hypothèse d’Arrhenius, qui attribuait le refroidissement de l’âge de glace à une décroissance de l’ordre de 40
% de la concentration en CO2.L’étape la plus marquante intervient le 1er octobre 1987, avec la publication conjointe de trois articles dans la revue
Nature (
2). Glaciologues français et soviétiques travaillant main dans la main, nous révélons que la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère et la température de celle-ci ont évolué parallèlement au cours des cent soixante mille dernières années, soit l’ensemble du dernier cycle glaciaire-interglaciaire (3). Notre démonstration s’appuie alors sur l’analyse méticuleuse de la carotte de glace prélevée à la station antarctique de Vostok. Depuis, les archives polaires ont confirmé la corrélation entre le CO2 et la température depuis huit cent mille ans, soit huit cycles astronomiques complets
(voir « La planète a de la fièvre ») (4). D’autres mesures ont également établi un lien entre la proportion de méthane (CH4) dans l’atmosphère et la température, ce qui accrédite l’idée que les variations de l’effet de serre ont joué un rôle important dans celles du climat du passé.De telles découvertes ne pouvaient que nous échapper, et questionner l’ensemble de l’humanité. Un an après la publication des résultats de Vostok, à l’initiative du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), naissait le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais). Sa mission, à laquelle nous fûmes associés, était et demeure d’évaluer périodiquement l’état des connaissances scientifiques, socio-économiques et techniques sur les changements climatiques.L’interrogation sur le lien possible entre les activités humaines et l’évolution du climat se posait désormais au niveau des gouvernements. La courbe du Mauna Loa montrait sans ambiguïté possible la constante croissance du CO2, ce qui ne laissait plus guère de doute sur son origine anthropique. Et l’air fossile piégé à Vostok révélait que le taux en CO2 de l’atmosphère des années 1980 — 352 parties par million (ppm), soit 0,0352
% en volume (5) — n’avait sans doute jamais été égalé au cours du dernier grand cycle glaciaire-interglaciaire. Ainsi, la courbe du Mauna Loa et celle de Vostok revêtaient une dimension mythique dans la genèse d’une prise de conscience.
La planète a de la fièvre
Cécile Marin, novembre 2015Ces révélations bousculaient le confort des chercheurs. Fallait-il se concentrer sur la science fondamentale, ou communiquer largement avec les décideurs politiques et les citoyens
? Bien sûr, nous devions en premier lieu continuer à proposer nos travaux aux revues scientifiques à comité de lecture international, afin de valider la qualité des résultats et de leur interprétation. Cette démarche demeure essentielle pour garantir aux découvertes un degré raisonnable de crédibilité.Le monde des chercheurs est aussi divers que l’humanité. Certains veulent prendre un maximum de précautions pour s’assurer qu’ils ont bien écarté toute possibilité d’erreur et d’interprétation avant de soumettre leurs travaux. D’autres — la majorité — diffusent plus rapidement leurs découvertes en dressant la liste des possibles sources d’erreur et des diverses interprétations envisageables. Le débat sur ces deux options a été animé au moment de publier nos résultats dans
Nature. En définitive, une démarche fondée sur le doute raisonné l’a emporté, et les travaux ultérieurs sont venus corroborer les premières démonstrations.De nos jours, l’état des connaissances évolue vite grâce aux progrès technologiques et à la modélisation. L’accélération du nombre des publications scientifiques a permis à la climatologie d’avancer rapidement au cours des dernières décennies. L’une des principales missions du GIEC consiste d’ailleurs à examiner et à évaluer cette littérature scientifique.Le chercheur doit-il partager ses travaux au-delà du cercle de ses pairs pour convaincre de la nécessité d’agir
? Là encore, la communauté scientifique n’a pas une opinion monolithique. Certains se sentent essentiellement requis par leur passion de la recherche. D’autres découvrent la fascination du contact avec la société, des décideurs aux citoyens. L’auteur de ces lignes se situe dans une tranche médiane. Toujours captivé par la recherche, j’ai trouvé progressivement dans l’importance de l’enjeu une motivation supplémentaire. Une passion intacte pour les carottes de glace, l’Antarctique et la paléoclimatologie peut se combiner avec la volonté de témoigner du rôle primordial joué par le GIEC pour éclairer l’avenir de l’humanité.Sollicité par celui-ci en 1992 afin de devenir l’un des auteurs principaux du chapitre concernant le cycle du carbone, j’ai pu expérimenter l’extraordinaire richesse intellectuelle et scientifique de l’interdisciplinarité. Jadis, les chercheurs, surtout jeunes, trouvaient beaucoup moins l’occasion de tels échanges. Ce fut aussi le moyen d’avoir accès à l’ensemble de la littérature sur le cycle du carbone, l’atmosphère, l’océan, les continents, à diverses échelles de temps. Toutes ces encyclopédies vivantes étaient réunies autour d’une table pour élaborer le bilan précis du savoir dans ce domaine, avant de le confronter au travail des autres groupes. Lorsque je suis devenu par la suite auteur principal, puis réviseur, d’un chapitre sur la paléoclimatologie, mon enthousiasme ne s’est pas tari. Des milliers de scientifiques du monde entier ont contribué aux travaux du GIEC depuis sa formation. Mises en commun, leurs expertises couvrent l’ensemble des domaines nécessaires à l’établissement de l’état des connaissances.
Le GIEC représente
une expérience institutionnelle unique
Il est bien légitime de questionner l’indépendance des scientifiques, en particulier lorsqu’ils sont sollicités par le politique, ou lorsque des lobbys au pouvoir financier considérable tentent de promouvoir des conjectures servant leurs intérêts. Comment ne pas risquer de se tromper, de voir ses travaux instrumentalisés quand on débarque dans le champ politique, dont on ne maîtrise pas les codes
? Pour avoir modestement mis la main à la pâte, je ne vois cependant pas comment les climatologues issus de la recherche publique, ces forgerons du savoir dans notre domaine, pourraient être globalement utilisés par un groupe de pression, ou renoncer à leur indépendance d’esprit. On peut difficilement imaginer que les 259 chercheurs en science du climat qui ont participé au dernier rapport du groupe 1 du GIEC puissent tous être coupables de connivences
; d’autant que le processus d’évaluation de ce document a rassemblé près de 50 000 commentaires d’experts de tous horizons, auxquels les auteurs ont eu obligation de répondre.Aujourd’hui, 195 pays sont membres du GIEC et participent aux travaux sur la compréhension de la machine climatique et les causes du changement (groupe 1), sur leurs répercussions potentielles (groupe 2) et sur les stratégies de parade (groupe 3). Faut-il aussi rappeler que cette petite organisation (douze employés) basée à Genève requiert la collaboration de spécialistes uniquement à titre bénévole
? Critiqué parfois, le consensus qui préside à la rédaction des rapports provient d’un processus, pas d’un préalable. Ce mode d’avancée n’est pas incompatible avec le respect des scrupules du chercheur, qui ne sait pas tout et n’oublie jamais que la vérité scientifique n’existe que de façon transitoire. De nouvelles découvertes pourront toujours venir invalider un résultat.Néanmoins, qu’inventer de mieux pour guider les décisions
? Chargé de nourrir la réflexion politique pour faire face à ce défi majeur qu’affronte notre civilisation, le GIEC représente une expérience institutionnelle unique. Il fait aujourd’hui école pour l’étude de la vulnérabilité de la biodiversité, et peut-être demain pour d’autres domaines tels que les risques technologiques.Depuis Louis Pasteur et la maladie du ver à soie, les scientifiques ont très souvent été convoqués pour trouver des parades aux menaces pesant sur les hommes — et pas toujours avec succès. Mais jamais un aussi grand nombre d’entre eux n’a été mis au service d’autant de nations pour résoudre un problème auquel nul ne pourra échapper. Ils ont joué un rôle majeur dans le diagnostic du réchauffement en cours
; leurs conclusions fournissent la base des discussions qui se tiendront et des décisions qui se prendront lors de la conférence de Paris. Beaucoup se sont impliqués dans les évaluations du GIEC
; certains ont témoigné devant les Parlements de leurs pays, ou devant le grand public, dans le cadre de rencontres et de débats. Leurs travaux et leurs démarches placent les décideurs face à leurs responsabilités vis-à-vis des générations à venir.A notre époque, alors que, presque partout, les institutions investissent essentiellement dans la recherche appliquée, nous pouvons attester à partir de notre propre expérience qu’il ne peut y avoir de découvertes majeures ni d’analyses crédibles sur le risque climatique sans l’apport de la recherche fondamentale. Au-delà du climat, nous avons également pu mesurer les bénéfices d’une coopération internationale déconnectée des rivalités politiques, telle que celle que nous avons su nouer avec les Soviétiques en pleine guerre froide.(1) Claude Lorius et Laurent Carpentier,
Voyage dans l’anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud, Arles, 2011.(2)
Nature, vol. 329, no 6138, Londres, 1er octobre 1987.(3) Les imperfections de la mécanique céleste (effet toupie et obliquité de l’axe de rotation de la Terre, excentricité de son ellipse autour du Soleil) et l’effet de serre naturel produisent depuis un million d’années des phases glaciaires froides d’environ quatre-vingt mille ans succédant à des phases interglaciaires chaudes d’environ vingt mille ans.(4)
Science, vol. 317, no 5839, Washington, DC, 10 août 2007, et
Nature, vol. 453, no 7193, 15 mai 2008.(5) Les données récentes indiquent que le taux du CO2 actuel (399 ppm, c’est-à-dire 0,0399
%) n’a pas d’équivalent au cours du dernier million d’années.Dominique RaynaudDirecteur de recherche émérite du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au Laboratoire de glaciologie et de géophysique de l’environnement (LGGE) de Grenoble, membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).http://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/RAYNAUD/54137