C’est discrètement avant cet été que Vivendi a monté sa participation dans Ubisoft à 20%. Fin 2016, Vivendi devrait en posséder 30% et racheter totalement la société et ses studios. Qu’est-ce qui va changer?
Ce sont des 30 ans en demi-teinte que fête Ubisoft cette année. Depuis fin 2015, Vivendi lorgne du côté du 3e éditeur mondial. Il faut dire que son portefeuille de propriété intellectuelle a de quoi faire saliver : Assassin’s Creed, Les Lapins Crétins, les licences découlées de Tom Clancy… et c’est sans compter le savoir-faire de la société dans les effets spéciaux et l’animation.
Au cours des prochains mois, Vivendi devrait déposer une OPA pour faire l’acquisition d’Ubisoft.
Même si Ubisoft vaut 3,7 milliards d’euros, Vivendi est un conglomérat qui pèse en plus de 31,2 milliards, et possède des ramifications insoupçonnées. C’est à partir de la fin de l’année que Vivendi compte s’approprier à nouveau 10% d’Ubisoft, montant sa participation à 30%. Elle aura alors l’obligation selon les lois de la bourse de déposer une offre publique d’achat pour le reste des actions d’Ubisoft, faisant ainsi totalement main basse sur la société.
Qui est Vivendi?
Vivendi a commencé son business en France dans le traitement et la distribution de l’eau, sous le nom de Compagnie Générale des Eaux en 1853. Avec la Lyonnaise des Eaux, ces deux groupes se sont partagé un quasi-monopole d’État, imposant des prix élevés aux consommateurs. Je me souviens très bien de mes parents payants des factures avoisinant l’équivalent de 100$ par mois dans les années 90 pour une consommation normale, et sans piscine à remplir.
Les bénéfices record ont poussé la société à investir dans divers domaines comme les travaux publics, le transport, les télécommunications, et même l’emballage plastique. Milieu des années 2000, alors qu’il possède SFR et Cegetel, Vivendi investit le milieu des loisirs audiovisuels avec l’achat de Canal+ et d’Activision. Si dans les années 2010, Activision est revendu, Canal+ a fait l’objet d’une véritable saignée à l’interne.
Voulant désormais une convergence avec le groupe Canal+ et ayant besoin de contenu, quoi de plus naturel de jeter son dévolu sur Ubisoft qui semble cartonner très fort et dont les titres se vendent par millions.
Ubisoft, une société différente?
Ubisoft a beau essuyer de nombreuses critiques en général sur la finition de ses jeux, il n’empêche que le studio réussit le tour de force de pouvoir proposer de nombreux titres AAA tout au long de l’année. Ubisoft a aussi pour lui de créer des idées souvent fortes, même si elles peuvent être parfois mal exploitées. Autrement, Ubisoft se lance même dans le cinéma, et n’a plus rien à prouver quant à la qualité de ses effets spéciaux. Pourtant, toute cette force créatrice et ces ventes sont le fait de méthodes très éloignées de celles de Vivendi.
Chez Ubisoft, Yves Guillemot est vu comme un père. Il a monté sa société en famille, ayant contribué à faire de Montréal l’une des plaques tournantes de l’industrie du jeu vidéo.
Chez Ubisoft, Yves Guillemot est vu comme un père. Il a monté sa société en famille, créé de grands studios, de nombreux emplois, et a entre autres contribué fortement à faire de Montréal l’une des plaques tournantes de l’industrie du jeu vidéo.
Par contre, son esprit de gestion est aux antipodes de Vivendi. La confiance et la liberté accordée aux développeurs sont souvent plus qu’énormes, ce qui peut apporter des problèmes ou faire des miracles. Par exemple, The Division a bénéficié d’un développement sur plus de 7 ans. Sorti dans la précipitation avant la fin de l’année fiscale, il a perdu presque tous ses joueurs, même s’il a créé le buzz et captivé à ses débuts. À l’opposé, on retrouve Far Cry 3. En plein milieu de son développement, de gros changements ont été effectués dans le jeu et l’équipe. Plutôt que de sortir quelque chose de mauvais, Ubisoft Montréal l’a retardé de très nombreux mois avant de lancer ce qui fut l’un des meilleurs jeux de 2012.
D’un autre côté, la stratégie de communication est également à l’opposé de l’industrie. Ubisoft investit énormément dans sa communication, et n’est pas tant à cheval sur les bénéfices comme le sont ses compétiteurs. Prenons un exemple simple. Un jeu va coûter 100 millions. Pour rapporter 350 millions, Ubisoft n’hésitera pas à mettre un autre 100 millions en promotion, voire plus. Même si les bénéfices sont en dessous de ce que ferait un gros compétiteur, tout va bien. L’industrie du jeu est différente, et chaque lancement est un énorme risque. Pour l’instant, Ubisoft a démontré que sa méthode est payante quoiqu’on en dise.
Le fonctionnement à l’interne est également différent. Yves Guillemot a à cœur de fidéliser ses employés et qu’ils soient «heureux» au sein de sa société. On assiste donc à des choses qui dans une autre entreprise n’ont plus cours. Par exemple, ces petites mains responsables sur un jeu de créer des éléments comme les portes, tuiles, vases… sont des employés d’Ubisoft. Après avoir fini un projet, ils sont mis sur un autre. Même si leur charge de travail est souvent conséquente, ils ne sont pas remerciés comme le font d’autres studios.
Quels changements au Québec?
Après la prise de contrôle de Vivendi, il faudra s’attendre à voir la direction sauter à Paris, ainsi que de nombreux cadres. Au niveau du Québec et du Canada, si la direction des studios est jugée proche des Guillemot, elle en fera sûrement les frais.
Du côté des employés, Ubisoft Montréal et Québec sont pour l’instant couverts par l’accord signé avec le gouvernement provincial dont l’échéance est fixée à 2019. Ils continueront ainsi d’assurer du travail en échange des crédits d’impôt. Certains râleurs auront beau continuer à dénoncer ces crédits, 100$ investis rapportent 120$, et si Ubisoft Montréal ferme, c’est non seulement la mort de nombreux commerces du quartier, mais aussi une belle manne financière qui va s’envoler en impôts tirés d’employés payés 60 000$ par an en moyenne. Ubisoft, c’est également le tiers des emplois de l’industrie du jeu vidéo au Québec, et des investissements ou participations à de nombreux événements, formations, ou causes.
C’est donc un point extrêmement sensible et préoccupant pour la province. En 2019, le scénario le plus probable est de voir plusieurs employés être remerciés, et auxquels on fera appel sporadiquement comme le font les autres studios. Vivendi pourrait également profiter de studios où les coûts sont moins élevés comme à Shanghai pour externaliser encore plus la réalisation. Si Ubisoft Montréal est capable de monopoliser jusqu’à 900 de ses employés sur un seul jeu, comme ce fut le cas lorsqu’un nouveau Assassin’s Creed sortait annuellement, les équipes pourraient descendre dans les 100 ou 200 personnes à l’interne, quelques petites mains montréalaises, et le reste serait externalisé. À côté, Vivendi risque également de couper dans d’autres départements stratégiques du groupe comme les communications, ou au niveau des services pour les employés.
Vivendi, une synergie hasardeuse
En France, l’aura de Canal+ est loin d’être ce qu’il était depuis l’arrivée de Vivendi. De la chaîne de télévision payante rebelle dédiée au cinéma des années 80 et 90, Canal+ se recentre désormais sur la diffusion du soccer. Internet est passé par là. Vincent Bolloré, le patron de Vivendi, a renvoyé nombre d’animateurs phares quand ce ne sont pas eux qui ont démissionné. À la rentrée, les programmes en clair (débrouillés et accessibles à tous) seront réduits au strict minimum, pour à peu près une heure par jour contre quatre actuellement. Les magazines d’investigation jugés trop critiques devraient être abandonnés. Seules les séries souvent cultes produites par la chaîne comme Les Revenants (réservées aux abonnés) sont toujours à l’ordre du jour.
Léna (Jenna Thiam) et Camille Séguret (Yara Pilartz), personnages de la série Les Revenants.
Pour Ubisoft, cette façon de procéder risque d’être un sacré frein pour le développement de ses propriétés intellectuelles. Des séries comme Les Lapins Crétins pourraient être produites pour Canal+, mais cette convergence sera-t-elle un succès? Allez demander à Dailymotion ce qu’ils en pensent. Depuis la prise de contrôle par Vivendi, ce concurrent de YouTube n’est plus que l’ombre de lui-même et ne bénéficie pas de la synergie du groupe. C’est à un tel point qu’il est plus facile de trouver sur YouTube des contenus de Canal+ que sur Dailymotion; c’est le comble!
Je ne vous parle même pas non plus des salaires des employés de Canal+, à tel point que même des chroniqueurs négocieraient à quelques centimes près le contenu de leur repas à la cantine d’après mes sources.
Jeu en ligne, l’autre grand défi
Soyons clairs, Ubisoft ne va pas mal, mais son avenir dépendra de la politique de ses jeux en ligne. Cela fait quatre ans qu’Ubisoft a décidé de se tourner vers le jeu en ligne et de lui donner de plus en plus d’importance. Malheureusement pour l’instant, le constat est plutôt mauvais.
Vous avez enfin d’autres armes intéressantes que les SMG? Baissons leur efficacité de 36%! Les joueurs aiment les bonnes valeurs d’entraide? Privilégions encore plus la trahison afin d’avantager les sociopathes dans la Dark Zone!
Si Rainbow Six Siege bénéficie de nombreux joueurs passionnés, le titre réalise des scores de fréquentation sous le million. The Crew continue sa petite vie, et celui qui devait devenir un MMO phare, The Division, a été déserté par 93% de ses joueurs en moins de deux mois, et les chiffres ont encore baissé dangereusement depuis le dernier DLC.
Le studio Massive continue d’ailleurs de se planter de plus belle en ne créant que de la frustration. Vous avez enfin d’autres armes intéressantes que les SMG? Baissons leur efficacité de 36% histoire de rendre le jeu bien lourd! Les joueurs aiment les bonnes valeurs d’entraide? Privilégions encore plus la trahison afin d’avantager les sociopathes dans la Dark Zone!
Quand on sait de l’aveu même de Bobby Kotick, le CEO d’Activision, que Vivendi s’est avéré néfaste au développement de la société et la mise en place de nouvelles IP, qu’est-ce qu’il va en être d’Ubisoft dont la politique en ligne est généralement médiocre?
Vivendi est-elle consciente qu’elle va devoir investir des dizaines de millions, créer des concepts en béton, et assurer un suivi sans faire de coupe afin de rivaliser avec des poids lourds comme Destiny?
Les développeurs ne vont plus se retrouver face à un cadre d’Ubisoft conciliant, mais face à une personne qui veut un rendement maximal sur son investissement, et prêt à couper avec une vision à court / moyen terme ce qui ne fonctionne pas.
Conclusion
La prise de contrôle d’Ubisoft est un véritable risque pour l’avenir de la société. La nouvelle maison mère va obligatoirement tout remettre sur la table et faire des audits dans tous les départements. Il est clair que les renvois et les coupes seront à l’ordre du jour. Dans un milieu qui exige déjà énormément de ses employés à tous les niveaux, l’impact risque d’être mauvais sur ceux qui resteront.
Alors oui, c’est le jeu de la bourse, et les frères Guillemot auraient dû mieux assurer leurs arrières en étant plus présents dans le capital. Même si la gestion atypique d’Yves Guillemot s’avère payante, Vivendi va devoir rentabiliser son investissement et dégager des revenus en hausse. Les Guillemot chercheraient d’ailleurs à courtiser le Canada afin qu’il investisse dans Ubisoft, ce qui en ferait enfin une société canadienne à part entière. Est-ce que c’était à l’ordre du jour du premier ministre Justin Trudeau, lorsqu’il est venu visiter Ubisoft Montréal en mai dernier? Le gouvernement a-t-il intérêt à y investir des centaines de millions?
À l’interne d’Ubi, nombre d’employés ne cachent pas en privé qu’ils ne se font plus d’illusions sur la prise de contrôle totale par Vivendi.
Indépendante, Ubisoft fonctionne très bien pour l’instant, car c’est une société partie de rien qui ne peut qu’amasser de l’argent en proposant des titres forts. Une fois rachetée, il faudra rentabiliser l’investissement tout en la faisant participer à la dynamique du groupe, changeant drastiquement par conséquent ce qui fait d’Ubisoft, Ubisoft.