Les toubibs en gériatrie sont comme les contrôleurs techniques auto. Ils font la visite tous les deux ans, quelquefois plus souvent, et collent sur le parebrise du vioque le certificat de roulage. Sauf que le vieux qui sort du contrôle technique c’est le plus souvent une épave rafistolée. Une poubelle comme on dit dans le parler argotique, bagnole dangereuse, même avec le certificat de conformité. Voiture de collection pour certains « privilégiés », mais qui ne sort pratiquement plus de son garage comme la fameuse « mamie Zinzin », d’autres encore, pétés de thune peuvent exposer leur carrosserie rutilante mais d’un autre temps dans des maisons de retraite VIP ou chez eux comme la fameuse mamie susmentionnée quand ils ont les moyens de payer majordome, soubrette, infirmière, gouvernante, etc.
Les toubibs en gériatrie te feront vivre jusqu’à cent cinquante ans dans pas longtemps, et alors ? J’ai la rogne, car la vieillesse c’est toujours un naufrage dans 90 % des cas. Je parle du grand âge, nonagénaires, je ne devrais pas parler d'âge, de limite, car la vieillesse quelquefois, hélas, n'a pas d'âge. Quelques exceptions rarissimes font du sport, voyagent, réfléchissent, écrivent, relationnent, sont dans le projet vivant et créateur, mais le plus souvent, malgré le certoche sur le pare-brise c’est la Bérézina.
Les toubibs en gériatrie ne sont pas responsables de ce désastre, c’est la société qui l’est. La société ne réfléchit pas sur le grand âge, pudibonde, elle se voile la face, renvoie la balle ou botte en touche vers les toubibs, les philosophes, les comités d’éthique, pire, vers les politiques…
Le toubib de gériatrie remet sur pied assez rapidement et gaillardement le vioque qui passe entre ses pognes, milliards de pilules miracles, traitements divers, maisons de repos, qui donnent l’illusion que la bagnole peut rouler. On te rend le vieux et tu dois te débrouiller avec alors…
Course, course frénétique - dans l'urgence - vers les institutions, pour remplir des tas de papelards, de dossiers compliqués, attendre des lustres que « ça » se mette en place : médecins de famille qui fera la valse folle des A/R pour visiter le vieux, infirmières, psychologues, kinés, ADMR, EHPAD, Santé service machin chose, médecin départemental, mairie, organisation du biper miracle pour appuyer au cas où, etc. un vrai parcours du combattant pour l’assistant du vioque et pendant ce temps-là le vioque est vioque.
Il est vivant mais il n’est plus en vie. Tu dois caler ta vie sur sa vie, tu dois gérer, c’est obligatoire si t’es l’enfant du vioque, tu dois surtout voir des yeux qui te regardent. Ses yeux. Des yeux parfois en rage, des yeux étonnés, des yeux embarrassés, des yeux tourmentés, des yeux paumés, des yeux naufragés. Je me marre pas, mais je suis tellement dubitatif et en colère quand j’entends le toubib te dire que le vieux est « bien », que sa tension est bonne, qu’il est bien hydraté, qu’il a bien mangé aujourd’hui, qu’il a bonne mine, mon Dieu toutes ces balivernes…
Comme L214 le fait avec les bestioles, je rêverais de voir une assoc porter au jour l’infinie détresse des vieux quand le temps - LEUR TEMPS - est devenu insupportable, quand il n’y a plus rien de la vie, pas la moindre parcelle, pas la moindre relation, car la vie c’est avant tout RELATION. Je voudrais que des films soient tournés dans les EHPAD et les unités Alzheimer et montrés à tous les français à heure de grande écoute. Je voudrais que cessent les mots de ce toubib qui me dit « Il va bien, il a mangé tout seul aujourd'hui, il a bien dormi, aujourd’hui il n’est pas contenu, il est calme… »
L'assistance à la fin de vie a été mise en place légalement dans de très rares pays. Mais certaines sociétés ont plus de couilles et de bon sens que la nôtre.C’est vrai que la nôtre est évoluée, les autres ce sont des sauvages. Nous, nos vieux on s’en occupe, on ne les laisse pas mourir, il y a unité et sensibilité nationale, front national contre la canicule quand il y a canicule. Allooons enfants de la Patrie, nos vieux ne mourront plus, contre nous de ce thermomètre fou, de ce fourbe Phoebus, aux armes citoyens.... Les sauvages laissent leurs vieux partir dans la jungle, la toundra, sur la banquise ou dans la steppe quand le temps est arrivé, le temps décidé par le vieux-digne. Orin-yan dans la « Ballade de Narayama » a toutes ses dents encore, hélas pour elle la coutume est cruelle car elle va avoir 70 ans, va falloir qu’elle entreprenne avec son fils le voyage vers Narayama, « la montagne aux chênes », son ultime rendez-vous. Le film d’Imamura est extraordinaire, bouleversant, il pose des questions auxquelles personne ni aucun pays « civilisé » n’a jamais répondu.
J'espère que personne dans cette zone blogueuse n'a pensé une seconde que je suis pour l'élimination des vieux, je ne suis pour rien en vérité, simplement désespéré de n'être qu'un voyeur, un sale voyeur de vieux en déchéance, ne pouvoir rien faire, rien que trouver des places en EHPAD, en pavillon Alzheimer, mettre en place des soins infirmiers ou ADMR, etc. Voyeur impuissant, las.
La science et la médecine sont-elles vraiment les alliés de nos vieux ? Qui vieillit dans la dignité de nos jours dans les EHPAD, les unités Alzheimer de France et de Navarre, chez soi quand on est totalement dépendant ? Qui ? Y'a-t-il des vieux heureux alors ?