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L’université cartonne avec ses formations d’écrivains Par Nicolas Chevassus-au-Louis

Publié le 23 septembre 2016 par Blanchemanche
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21 septembre 2016 | 
Longtemps, alors que les universités américaines vantaient leurs programmes de creative writings, ceux qui en France souhaitaient travailler leur écriture devaient se tourner vers des ateliers organisés par des associations, des particuliers… Les choses sont en train de changer. En ces temps de rentrée littéraire autant qu’universitaire, tour d’horizon d’un marché très concurrentiel.C’est un paradoxe évident, mais pourtant rarement relevé. On peut, en France, apprendre la musique ou la danse dans des Conservatoires, la peinture ou la sculpture dans des Écoles des Beaux-Arts, mais il n'est pas d'institution publique enseignant l'art d'écrire. Là où les universités américaines proposent quelque 800 programmes de creative writings, les étudiants qui en ressortent auteurs n'ayant nulle honte à reconnaître qu'ils y ont appris le métier d’écrire, le mythe du génie propre de l’écrivain, né avec son talent, reste solidement ancré en France. Mais les choses sont en passe de changer avec l'apparition dans plusieurs universités de formations à la création littéraire. En ces temps de rentrée littéraire autant qu'universitaire, tour d'horizon de ce marché très concurrentiel de l'atelier d'écriture.Le concept même d'atelier d'écriture naît des réflexions des pédagogues des années 1970, préoccupés que chacun puisse se reconnaître le droit d'écrire, qu'il n'y ait pas de paroles plus autorisées que d'autres. De cette effervescence post-soixante-huitarde, restent deux poids lourds du marché de l'écriture créative. ALEPH-Écriture (du nom de la première lettre de nombreux alphabets comme d'une nouvelle de Borges) et les Ateliers Élisabeth Bing . Le premier est une SARL, les seconds sont une association loi de 1901 qui porte le nom de sa fondatrice, mais tous deux ont bien des points communs : mêmes origines, dans la mouvance des pédagogues et de l'éducation populaire des années 1970 ; même appartenance à la European Association of Creative Writing Programmes, riche lieu d’échanges entre praticiens européens des ateliers d’écriture ; même fonctionnement en ateliers d’une douzaine de personnes maximum, avec un immuable triptyque entre lecture à haute voix d’un texte, discussion entre participants animée par un formateur, et retour à l’écriture pendant la séance ; la même dualité d’activité, combinant ateliers d'écriture pour les particuliers et dans des institutions (hôpitaux, prisons, maisons de retraite, centres de formation des professionnels du travail social, etc.), même si ce second domaine se contracte du fait de la diminution des budgets publics (ALEPH-Écriture a, de surcroît, une troisième activité de formation professionnelle en entreprise) ; et enfin même professionnalisation des animateurs d’ateliers, titulaires de la formation de formateur en écriture. « L'entraîneur du tennisman Guillermo Vilas disait : “Je joue moins bien que Guillermo, mais je sais ce qu’il faut pour l'entraîner.” C'est cette philosophie qu'applique notre équipe de formateurs. Nous faisons passer notre écriture personnelle après celle des personnes que nous accompagnons », explique Frédérique Anne, présidente des Ateliers Élisabeth Bing.En vieux routiers du domaine, les responsables d’ALEPH-Écriture et des Ateliers Élisabeth Bing sont les mieux à même de témoigner de l'engouement actuel pour les ateliers d’écriture, après l’éclipse des années 1990 qui avait suivi leur apparition dans les années 1970. « Notre public reste majoritairement féminin, mais se rajeunit, avec des trentenaires que l'on ne voyait pas il y a dix ans. Il y a une évolution consumériste, avec des stagiaires qui veulent un résultat rapide pour leur pratique d'écriture, y compris une perspective de publication qui reste un fantasme stimulant pour beaucoup. Mais aussi un public de stagiaires qui nous choisissent pour accompagner et faire aboutir leurs chantiers de création littéraire ou professionnelle par des formateurs écrivains », souligne Joana de Fréville, directrice générale d'ALEPH-Écriture, à la tête d'une équipe d'une quarantaine de personnes dont cinq permanents. « Nos ateliers sont multigénérationnels et multiculturels, et leurs participants vont de gens qui n'ont jamais écrit à des gens en train de finir un roman. Beaucoup de stagiaires nous disent qu'ils viennent parce qu'ils n'ont pas le temps d'écrire hors de l’atelier. D’autres, de plus en plus nombreux, se tournent vers les ateliers par courriels, animés par la même éthique, qui permettent à nos participants d’écrire de partout », remarque Frédérique Anne.L’écriture s’apprend : ce leitmotiv, martelé depuis trois décennies par les praticiens des ateliers d’écriture, se heurte encore à de fortes résistances dans le milieu éditorial. Une anecdote en témoigne. Le romancier Dalibor Frioux, auteur de Brut (2011) et d'Incident voyageurs (2014), tous deux au Seuil, expliquait dans ses premiers entretiens avec la presse qu'il avait écrit ces deux livres au sein des ateliers d’ALEPH-Écriture… jusqu’à ce que son éditeur le prie de cesser de le préciser, sans doute de crainte d’affaiblir l’aura créatrice de son nouvel auteur.Le duopole ALEPH-Écriture et Ateliers Élisabeth Bing, qui dominait le marché, s’est trouvé contesté en 2012 par le lancement en fanfare, pour célébrer les cent ans de la maison, des Ateliers de la NRF par Gallimard. « Charlotte Gallimard en avait eu l'idée en observant comment l'éditeur britannique Faber and Faber avait lancé sa Faber Academy », raconte Léa Manuel, responsable des Ateliers de la NRF. Leur logique est fort différente de celle d’ALEPH-Écriture ou des Ateliers Élisabeth Bing. Les animateurs ne sont pas des professionnels des ateliers d'écriture, mais des écrivains, alors même, observe Joana de Fréville, que « l’expérience montre que les qualités littéraires ne sont pas synonymes de compétences pédagogiques pour la formation des stagiaires ». Tous ne sont pas édités chez Gallimard (par exemple, Camille Laurens, Serge Joncour, Laurence Tardieu ou Colombe Schneck), mais des vedettes de la maison, comme Hédi Kaddour et Philippe Djian, jouent un rôle central, en animant année après année des ateliers dont ils proposent le thème. « Cela permet aussi à la maison d'entretenir d’autres types de liens avec ses auteurs », explique Léa Manuel. Le recrutement social est bien différent, ce qui n’est pas sans rapport avec les tarifs pratiqués : 1 500 euros pour 8 séances de 3 heures, soit à peu près cinq fois les tarifs horaires d’ALEPH-Écriture ou des Ateliers Élisabeth Bing. « L'âge moyen est de 50 ans, et la plupart de nos participants travaillent déjà dans des métiers où l'écriture compte, par exemple des avocats ou des journalistes. »Surtout, la finalité de l'atelier n’est, pour la plupart des participants, guère « de se sentir autorisé à écrire », selon l'expression de Joana de Fréville, mais plutôt l’espoir d’être publié. « Gallimard a délibérément fait en sorte de cloisonner, au sein de l'entreprise, les services éditoriaux du service chargé des Ateliers de la NRF », insiste Léa Manuel. Le cloisonnement n'est pourtant pas si étanche. Jean-Marie Laclavetine est à la fois auteur et éditeur chez Gallimard, et animateur d'ateliers de la NRF. La prestigieuse maison sait jouer de son aura symbolique, en réunissant en fin d'atelier les participants
pour un dîner dans les superbes locaux de la rue Gaston-Gallimard, ou en leur offrant leurs textes reliés et présentés d'une manière qui ne peut qu'évoquer la célèbre collection blanche. Preuve que le cloisonnement entre ces ateliers « dans lesquels Gallimard ne dégage pas de profit », souligne Léa Manuel, et la direction éditoriale n'est pas étanche, Leïla Slimani est devenue auteure maison après être passée par les ateliers. « Il peut arriver qu'un écrivain Gallimard animant un atelier repère un auteur et le fasse passer au service des manuscrits », explique Léa Manuel, qui souligne le succès des Ateliers, passés de 47 participants en 2012 à 155 en 2015, avec 40 % de réinscription d'une année sur l'autre.
Deux historiques nés de l'ambition post-soixante-huitarde d'ouvrir l'écriture à tous ; Gallimard vendant son image et son savoir-faire ; et une foultitude, sur laquelle nous ne nous étendrons pas, de particuliers ou de petites associations proposant des interventions d'ateliers d'écriture aux écoles, médiathèques, centres de vacances et autres lieux sociaux. Tel était le paysage du marché de l'écriture créative en France avant que les universités n'y fassent irruption.
Science-fiction ou heroic fantasy
En 2010, 37 départements universitaires d’études littéraires avaient déjà une forme ou une autre d’enseignement de l’écriture créative, selon l’étude réalisée par une équipe de chercheurs de l’université de Cergy-Pontoise (Pratiques d’écriture littéraire à l’université, Champion, 2013). « Le déclic, pour les universitaires, est venu, entre autres, de l’introduction en 2001 d’une épreuve d’écriture d’invention au bac de français, raconte Violaine Houdart-Mérot qui dirige le parcours création littéraire au sein du Master de lettres de l'université de Cergy-Pontoise. Comme l’un des débouchés des études de lettres est le professorat, certaines universités ont intégré dans leur programme de licence cette question, nouvelle pour elles, de la formation à l’écriture et non plus seulement au commentaire des textes. Mais ces pratiques ont commencé dès les années 1970 dans quelques universités pionnières (Aix, Grenoble) et il s’agit surtout d’une autre manière d’enseigner la littérature, par la pratique, comme dans les écoles d’art. »Depuis 2010, cette offre universitaire s’est développée et structurée avec en particulier l’ouverture de quatre masters d’écriture créative (Cergy Pontoise, Le Havre , Toulouse II et Paris VIII ) qui ont immédiatement rencontré un très vif succès, avec plus de dix fois plus de candidatures que de places disponibles. Mais, en prenant place dans le milieu universitaire, l'écriture créative a changé de public, de nature, et au fond de finalité.De public, tout d'abord, puisqu'il s'agit en partie de jeunes gens de 20 ans à peine. « Je suis frappée par le fait qu'au niveau licence les femmes sont ultramajoritaires dans les amphis, alors que dans le master de création littéraire il y a autant d'hommes que de femmes », précise Sylvie Vignes, qui dirige le master création littéraire-métiers de l’écriture à l'université de Toulouse II. L'enseignante souligne aussi que les étudiants réclament des ateliers sur des genres, telles la science-fiction ou l'heroic fantasy, que l'université rechigne à reconnaître comme légitimes.De nature ensuite, puisque l'enseignement se doit d'être articulé aux règles universitaires, peu connues pour leur souplesse. « Une des difficultés est l’évaluation du mémoire de M2, qui est obligatoire pour que le ministère habilite un diplôme. Pour un master de création littéraire, le mémoire ne peut être seulement une œuvre de l'étudiant. Mais il ne peut pas non plus être la critique par l'étudiant de sa propre œuvre. C'est pourquoi nous cherchons de nouvelles formes de mémoire permettant d’articuler une dimension créative et une dimension théorique et réflexive, comme cela se pratique au Québec », observe Violaine Houdart-Mérot. L’université de Toulouse a, elle, choisi de jouer entièrement le jeu en évaluant la création. « Ce n'est pas sur un mémoire de recherche (même s'ils peuvent faire ce choix, un seul étudiant l'a fait depuis 2012) mais bien sur un texte de création (une nouvelle en M1), puis un roman, un recueil de nouvelles, une pièce de théâtre ou un recueil de poèmes que les étudiants sont notés en master », explique Sylvie Vignes.De finalité enfin. Car les étudiants envisagent très souvent d'être écrivains. Ils viennent à l’université apprendre leur futur métier, « une idée qui ne serait jamais venue à un étudiant en lettres de ma génération », constate Violaine Houdart-Mérot. « Tous les étudiants écrivaient avant de s’inscrire, et écrivent indépendamment des enseignements, et tous rêvent de publier », précise Sylvie Vignes, qui souligne que ses anciens étudiants trouvent du travail dans l'animation culturelle, l'édition, les ateliers d'écriture, le journalisme ou l’enseignement. « Le développement des formations universitaires à la création littéraire est le produit de trois phénomènes. Le premier est la demande étudiante de formation à l’écriture, dans laquelle on peut voir un aspect de l’individualisme contemporain ; le deuxième est l’aboutissement du tournant des études littéraires vers les œuvres contemporaines ; le troisième, qui concerne l’ensemble des enseignements artistiques, est la tendance à faire des enseignants des praticiens de l’art qu’ils enseignent », analysait Vincent Message, écrivain et maître de conférences à Paris VIII lors d’un colloque tenu à Paris en avril sur les universités et l’écriture créative.Comment se déroulent donc ces enseignements nouveaux dans les universités ? Nous avons assisté, un matin d'avril, à un cours de M1 de Violaine Houdart-Mérot à l’université de Cergy-Pontoise sur l’écriture du moi, lequel portait sur la discussion de textes écrits par les étudiants dans l'inspiration du théâtre de Jean-Luc Lagarce, centré sur les silences et les drames familiaux tus. « Chaque travail d’écriture, que les étudiants font hors des cours, s’appuie sur une proposition d’écriture, liée aux textes que nous avons étudiés, proposition incitative que l’on peut toujours transgresser », souligne l’enseignante. Sur ce point, l’atelier d’écriture universitaire se distingue de ceux que propose le privé, sans thématiques imposées, ou chacun poursuit son propre projet en écrivant durant chaque séance. Pour le reste, le fonctionnement est comparable. Chaque étudiant lit à haute voix le texte qu’il a préparé avant le cours. L’intime exposé est stupéfiant de liberté. Une étudiante parle de son désir contrarié de maternité. Un autre de son père chanteur, décédé quand il était petit enfant. Une autre de son grand-père espagnol décédé d'un cancer du poumon, à qui elle reproche de ne pas avoir écouté la petite fille qui lui demandait d'arrêter de fumer. Une autre encore de sa vie avec son compagnon sourd. La bienveillance de l'écoute des étudiants les uns envers les autres frappe. Ni moqueries, ni ricanements, ni sarcasmes, que ce soit face à une maladresse littéraire ou à un aveu douloureux. Violaine Houdart-Mérot écoute attentivement les textes qu'elle a déjà lus – ils lui ont été envoyés par les étudiants avant le cours –, questionne les étudiants, les aide à préciser leurs intentions, formule quelques grandes lignes d'amélioration des textes. Un travail d'éditeur en somme. « Les éditeurs, qui voient arriver dans leurs services des manuscrits des textes plus aboutis, ce qui allège d’autant leur travail, commencent à comprendre l’importance des formations universitaires », souligne Vincent Message, du master de création littéraire de Paris VIII.Les éditeurs ne sont pas les seuls à tirer profit du développement des formations d’écriture créative. Au fond, tout le monde y a intérêt, ce qui pourrait bien expliquer leur rapide essor : les universités, puisqu’elles proposent là un nouvel élan à des études littéraires en désaffection, mais obtiennent aussi de nouveaux financements en allant chasser sur les terres historiques d’ALEPH-Écriture et des Ateliers Élisabeth Bing de la formation professionnelle (à Cergy-Pontoise, la moitié des inscrits en écriture créative sont des salariés en activité qui paient davantage que les étudiants en formation initiale et plus encore s’ils sont pris en charge par la formation permanente) ; les écrivains, toujours impécunieux , qui trouvent une nouvelle source de revenus en animant des ateliers, rêvant de décrocher une résidence dans une université et ses 2 000 euros mensuels durant un semestre (Maylis de Kerangal est ainsi passée par le master de création littéraire de Paris VIII) ; et les participants aux ateliers d’écriture, qui y rencontrent leurs tout premiers lecteurs. Mais le lecteur, lui, qu’a-t-il à y gagner ? Nul ne le sait encore.https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/210916/l-universite-cartonne-avec-ses-formations-d-ecrivains

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