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«9-3» : des contrastes et un tabou

Publié le 30 septembre 2016 par Blanchemanche
#93
Par Jérémy Robine, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique — 

Le département de la banlieue parisienne est divers malgré les clichés. Pourtant, la ségrégation raciale reste le cœur du problème, souvent éludé par les politiques.

Un géographe qui étudie la Seine-Saint-Denis doit avant toute chose dire que ce territoire, bien que relativement petit en superficie, est extrêmement divers. Clichy-sous-Bois est la commune la plus pauvre de France et reste difficilement accessible en transports en commun ou individuels depuis Paris ou l’aéroport Charles-de-Gaulle, qui ne sont pourtant qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Mais cet enclavement en termes de transports est tout à fait exceptionnel, même si Clichy-sous-Bois et Montfermeil sont souvent érigés en symboles du «9-3». A l’inverse, le Pré-Saint-Gervais est une ville plutôt aisée aux portes de Paris, où le paysage urbain se distingue difficilement de celui de certains quartiers de la capitale.Dans l’ouest du département, ce sont les contrastes très marqués qui caractérisent avant tout les communes composant le territoire Plaine-Commune : on y trouve à très petite distance des grands ensembles et des zones pavillonnaires, des centres anciens et des résidences modernes, des espaces dégradés et d’autres rénovés et à l’urbanisme restructuré, des tours d’affaires et de grands équipements, des friches industrielles, des zones très denses et des dents creuses, des territoires convoités et sujets à la gentrification et d’autres délaissés… Toutes les situations urbaines se voient dans ce si petit territoire. Si le département reste plutôt populaire, les inégalités de richesse y sont de plus en plus sensibles.

Tête de pont

La diversité de la Seine-Saint-Denis n’est pas nouvelle. Pourtant, depuis des années, le 9-3 et ses fameuses cités (qui occupent pourtant infiniment moins d’espace que les zones pavillonnaires) sont utilisées dans le débat public - par des acteurs qui souvent ne connaissent pas grand-chose à ces territoires - comme la représentation repoussoir par excellence, la figure de la menace. C’est de là qu’auraient surgi la délinquance (dans les années 80), puis le communautarisme (années 90), l’islamisme ensuite (après le 11 septembre 2001) et maintenant le jihadisme.Bref, le 9-3 serait le lieu où naîtraient les périls mortels auxquels la société française est confrontée, et la figure repoussante de ce que la France deviendrait si l’on n’y prenait garde. Tant pis pour la diversité du territoire. Tant pis aussi si c’est parfois ailleurs que se trouvent les situations les plus graves, par exemple en matière de contrôle du territoire par des trafiquants de drogue (à Marseille) ou si un seul des terroristes des derniers mois vient effectivement de Seine-Saint-Denis (Samy Aminour, de Drancy, commune plutôt pavillonnaire). Tant pis si la Seine-Saint-Denis connaît une délinquance plutôt faible à l’exception de micro-territoires bien spécifiques aux portes de Paris où sont les consommateurs de drogue ; ou si quatre des cinq meilleurs lycées publics en métropole sont en Seine-Saint-Denis, si l’on s’attache à la plus-value apportée, soit l’écart entre le taux de réussite effectif au bac et celui que les caractéristiques sociales des familles laissent prévoir : Voillaume à Aulnay-sous-Bois (+ 20 %), Wolfgang-Amadeus-Mozart au Blanc-Mesnil (+ 20 %) et Louise-Michel à Bobigny (+ 18 %), Alfred-Nobel à Clichy-sous-Bois (+ 18 %), le cinquième étant en Corse.Mais une représentation géopolitique n’a aucunement besoin d’être juste pour être efficace. Ce qui explique l’image si particulière de la Seine-Saint-Denis au sein du territoire national, c’est bien entendu qu’y réside une très forte proportion d’Arabes et de Noirs, Français ou non. Qu’on les appelle immigrés, «jeunes de banlieue», «Français issus de la diversité» ou, de plus en plus fréquemment, musulmans, il s’agit toujours de pointer leur altérité, dont le 9-3 est l’un des symboles. D’après les discours les plus radicaux, la Seine-Saint-Denis serait la tête de pont d’une «colonisation inversée».La question raciale pour la nation française, c’est d’abord des faits : les catégories raciales sont d’usage courant dans les relations sociales et contribuent à déterminer les attitudes des personnes privées ou des représentants de l’Etat, profs ou assistantes sociales, policiers ou juges. La diversité «raciale» au sein de la nation existe donc et les inégalités systémiques liées à cette diversité ont été prouvées à de multiples reprises. La question raciale pour la nation française, c’est aussi celle de l’absence, et parfois du rejet, de toute pensée politique et de discours prenant politiquement en charge ces problèmes. Le mot race est ici utilisé dans le sens d’une identité construite socialement et imposée à des individus, que l’on peut donc dire racisés. Le fait qu’il est indispensable de le préciser est d’ailleurs l’un des signes de la faiblesse des analyses et des discours politiques autour des différences raciales visibles au sein de la population française.

Variable «ethnique»

Or le 9-3, c’est au fond le symbole de la ségrégation raciale dans le territoire national, du ghetto dans la nation. Cette ségrégation est une évidence pour tous les Français qui savent bien que dans les agglomérations, les «quartiers» sont les territoires plus ou moins dégradés où résident des personnes racisées. Certains jugent que celles-ci sont victimes de la ségrégation, d’autres qu’ils en sont responsables et les spécialistes arrivent généralement à une conclusion intermédiaire, le ghetto étant simultanément ou alternativement un nid protecteur et une cage où l’on se sent enfermé.Tout ne se réduit bien entendu pas à la question raciale. Malgré la réussite de pôles économiques comme la Plaine à Saint-Denis et l’aéroport Charles-de-Gaulle et des milliers de PME innovantes, la Seine-Saint-Denis reste un territoire pauvre et ouvrier et les difficultés du département ne peuvent pas être analysées sans prendre en compte les transformations toujours plus rapides de l’appareil productif dans une économie mondialisée et financiarisée. Il y a des politiques publiques à mener en matière scolaire, de création d’emplois, de lutte contre l’insécurité ou d’urbanisme. Cependant, les très bons résultats des équipes pédagogiques de certains lycées ou les profondes restructurations de l’espace urbain que produit la politique de la ville montrent que beaucoup sont déjà menées, sans parvenir toutefois à faire évoluer l’image du 9-3. Ou plutôt le rôle de la représentation de la Seine-Saint-Denis dans le débat politique. Il est vrai qu’aussi utiles qu’elles soient, ces actions ne s’attaquent pas à la ségrégation raciale, qui est le cœur du problème. En ceci, la représentation du 9-3 n’est pas la prolongation de celle de la banlieue rouge, qui évoquait un territoire populaire, ouvrier et politisé.La représentation unitaire de la nation française, dominante, interdit de mesurer systématiquement la ségrégation raciale et son évolution (il faudrait une variable «ethnique», absente du recensement mais que nous pouvons récolter lors d’enquêtes sur échantillon et avec le consentement des enquêtés). En l’absence d’une telle mesure systématique, libre à chacun de minimiser ou au contraire d’exagérer la ségrégation selon sa stratégie du moment. Et par conséquent, la politique publique dont on a pourtant besoin et qui n’existe pas, c’est celle qui doit s’attaquer à la ségrégation raciale dans les territoires urbains français.

Convoitises

Il existe néanmoins des tentatives de contournement du problème. Ainsi, dans les agglomérations de province, l’Agence nationale de la rénovation urbaine parvient souvent à empêcher les constructions ou reconstructions de logements sociaux là où il y en a déjà beaucoup, pour les construire dans les communes ou quartiers où l’on n’en trouve peu ou pas. Les réactions souvent virulentes des élus sont à la hauteur de l’enjeu, qui est bien la dispersion dans le territoire urbain des habitants arabes et noirs. Mais cette stratégie n’est pas applicable à la Seine-Saint-Denis : la ségrégation raciale dans l’agglomération parisienne s’y organise sur des territoires nettement plus vastes et plus peuplés, bien au-delà de l’emprise spatiale d’une opération de rénovation urbaine puisque c’est de la répartition des habitants dans toute l’agglomération qu’il est question.Dotée d’atouts considérables grâce à sa position géographique aux portes de la capitale, un réseau de transports extrêmement développé, des réserves foncières encore importantes et une population jeune, la Seine-Saint-Denis aurait tout pour réussir. La spéculation immobilière que l’on y observe désormais dans certains quartiers montre que le territoire attise déjà des convoitises. Il manque à la Seine-Saint-Denis d’être débarrassée de l’image qui lui colle à la peau, celle du territoire symbole de l’altérité qui menacerait la nation. Ce qui ne signifie pas effacer les mémoires ouvrières, de l’immigration et des cités, mais plutôt leur donner toute leur place dans le récit national. Ce travail politique d’amendement du récit national afin de le rendre plus inclusif ne semble malheureusement pas à l’ordre du jour.Membre du comité de rédaction de la revue Hérodote et auteur des Ghettos de la nation, ségrégation, délinquance, identités, islam (Vendémiaire, octobre 2011).Jérémy Robine maître de conférences à l’Institut français de géopolitiqueLE 9-3, UN TERRITOIRE DE LA NATION dans la revue HÉRODOTE, octobre 2016. 216pp., 22€.http://www.liberation.fr/france/2016/09/28/9-3-des-contrastes-et-un-tabou_1513764

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