La nouvelle Pinacothèque vers 1854
Au cours de son séjour à Munich en juillet 1854, Théophile Gautier visite la nouvelle Pinacothèque, ouverte en 1853. Dans son article consacré à la nouvelle Pinacothèque, qu´il intègre à son ouvrage L'art moderne qu´il publie en 1856 à Paris chez Michel Lévy frères, il se livre à une critique sévère des oeuvres des peintres allemands qu´il y a étudiées. A noter que L´art moderne est accessible en ligne sur le site Gallica de la BNF.
En 1854, la nouvelle Pinacothèque venait d'être inaugurée. L'institution fut fondée en 1853 par le roi Louis Ier de Bavière, au départ pour abriter sa propre collection privée. Le bâtiment original d'August von Voit et Friedrich von Gärtner que visita Gautier fut détruit en 1944 par un bombardement anglo-américain, et l'édifice actuel a ouvert ses portes en 1981. C'est l'œuvre de l'architecte Alexander von Branca. Les oeuvres d´art avaient été mises à l´abri et on peut aujourd´hui visiter la Neue Pinakothek à la découverte des oeuvres que Gautier mentionne et critique dans l'article qui suit.
"La nouvelle Pinacothèque
I
A l’extrémité d’un faubourg fashionable et meublé de jolies maisons qui tiennent à la fois de la villa italienne et du cottage anglais, s’élèvent deux bâtiments parallèles et de style différent. Ce sont les deux Pinacothèques, l’ancienne et la moderne. Peut-être un jour introduirons-nous nos lecteurs dans l’ancienne, qui est simplement un des plus riches musées de l’Europe. Mais avant de nous occuper de l’art immortel, qui a le temps d’attendre, mettons-nous en règle avec l’art vivant, beaucoup moins sûr de l’éternité, et bornons-nous à entrer aujourd’hui dans la nouvelle Pinacothèque, consacrée aux peintres contemporains, à peu près comme notre Luxembourg.
L’extérieur de cet édifice, construit sur les plans de M. Voit, est d’un aspect un peu lourd, mais ne manque pas de noblesse. La façade méridionale présente un grand mur plat. A la hauteur du premier étage se profile un bandeau au-dessus duquel s’étalent sept grandes fresques d’après Kaubalch, et dont nous aurons l’occasion de parler plus loin. Cette architecture polychrome et ces peintures en plein air surprennent les yeux habitués aux parois blanches ou grises des maisons et des monuments de Paris, et M. Hittorf serait ici le plus heureux du monde, car son système de coloration des édifices est adopté partout.
Un perron d’une belle ordonnance conduit à un vestibule magnifiquement décoré, orné de dorures, de marbres et de stucs, et dans lequel un escalier à double révolution se présente aux pieds essuyés des visiteurs pour les mener aux salons d’en haut. Entre les deux rampes de cet escalier s’ouvre, comme une caverne, une niche où apparaît dans un demi-jour favorable, le modèle colossal en plâtre de la Bavière, debout sur un char triomphal, traîné par un formidable quadrige léonin, dont la reproduction en bronze orne l’arc de triomphe qui fait face à la Ludwig-Strasse, la plus belle rue de Munich.
Ce groupe savamment conçu, largement exécuté, couronne bien le monument auquel il est destiné, et découpe une assez fière silhouette dans les rougeurs du soir. Mais ici ces quatre lions colossaux, dont l’énormité se démontre par le rapprochement, entrevus à travers cette ombre comme au fond d’un belluarium, ont l’air de monstres antédiluviens gardés pour les combats d’une immense arène bordée d’un public de géants, et ils vous causent involontairement une sorte de terreur par leur majesté fauve et farouche. L’auteur de ce beau quadrige est M. Wagner.
La Pinacothèque moderne se compose de onze salles grandes et moyennes, recevant le jour d’en haut, et d’une série de cabinets éclairés latéralement et destinés aux petits tableaux. Cette disposition n’a pas l’aspect majestueux de nos longues galeries, mais elle dispense le jour d’une manière plus équitable et mieux proportionnée à la dimension des cadres. En somme, l’édifice offre une magnifique et cordiale hospitalité aux tableaux qu’il accueille ; nous allons voir jusqu’à quel point les hôtes sont dignes du palais.
Friedrich Overbeck (1789-1869), Italia und Germania, 1828 Huile sur toile (0,944 m- 1,04 m) Munich, nouvelle Pinacothèque
A côté de Cornelius et en tête de la liste des peintres allemands contemporains se place tout naturellement Overbeck. Celui-ci est le Raphaël de son pays comme Cornélius en est le Michel-Ange; il est bien entendu que nous ne voulons rien dire autre chose par là, sinon que chacun de ces éminents artistes a choisi pour patron le maître qui lui a semblé le plus conforme à ses tendances et à son tempérament. Cornélius, que nous avons déjà apprécié, semble avoir toujours professé, à l’endroit de la peinture à l’huile, un dédain michelangelesque ; nous ne le retrouverons donc pas ici. Overbeck, nature calme, esprit religieux, âme évangélique, a passé toute sa vie à Rome, où nous avons eu l’honneur de le voir, et a laissé à l’Italie la plupart de ses productions ; il n’est donc pas étonnant qu’elles soient rare dans sa patrie. Les deux seuls échantillons de ce maître que possède la Pinacothèque sont : d’abord le portrait de Vittoria Caldoni, une de ces belles filles d’Albano dont les artistes aiment à faire des études, et qui n’a pas d’autre importance ; puis un groupe de deux femmes, intitulé Allemagne et Italie, que l’on a pu voir souvent exposé en gravure aux vitres des marchands d’estampes de Paris. Si nous avons souvent éprouvé devant les originaux allemands une désillusion pénible des espérances inspirées par un burin trompeur, nous devons proclamer hautement qu’ici notre attente a été dépassée. L’œuvre d’Overbeck brille entre toutes les toiles de la Pinacothèque par un sentiment de grâce exquise et par une suavité toute raphaélesque.
Au milieu d’un paysage lumineux qui reproduit, d’un côté, quelques fabriques italiennes s’enlevant sur des touffes d’arbres et sur l’outremer des montagnes lointaines et, de l’autre, une ville allemande du moyen âge avec ses clochers aigus, ses tourelles en poivrière, ses pignons tailladés en scie, comme Albert Durer aime à en découper au fond de ses tableaux, deux jeunes filles, d’une beauté toute céleste, semblent échanger quelque confidence virginale : l’une d’elles, tendre et naïve blonde, au corsage de velours vert garni de martre, aux larges manches rattachées par des agrafes de pierreries, costume tout septentrional, interroge d’un regard affectueux sa compagne, qui se penche vers elle, les yeux baissés comme une madone, dans une pose attendrie et d’une grâce mélancolique : leurs belles mains entrelacées, qui font sur leur genoux l’effet d’un bouquet de lis, sont étudiées et modelées avec une rare finesse. L’ardeur contenue du Midi et la rêverie candide du Nord différencient heureusement ces deux types. La blonde Allemagne paraît interroger sa brune soeur, avec une curiosité enfantine, sur les secrets de l’art et les mystères de la beauté ; l’Italie écoute indulgemment, sous sa couronne de lauriers, la naïve jeune fille, coiffée des humbles fleurs des prairies. A en juger par le tableau, les conseils de l’Italie doivent être excellents ; car, placée dans une galerie ancienne, entre un Pérugin et un Raphaël, la toile d’Overbeck n’y ferait pas tache. Ce petit cadre, où l’artiste n’a eu aucune prétention à entrer en lice avec les grandes machines de ses confrères, satisfait également l’oeil et l’esprit, et nous n’hésitons pas à le proclamer la meilleure peinture moderne de Munich.
Wilhelm von Kaulbach, La destruction de Jérusalem par Titus (1837)
Huile sur toile, nouvelle Pinacothèque.
M. Kaulbach est encore un nom connu en France : il y a quelque quinze ans il fit sa première apparition chez nous, au bas d’une gravure représentant une maison de fous. Cette estampe révélait un penseur, et la physionomie fortement accentuée du savant, de l’ambitieux, du dieu de sa propre religion, de la folle par amour, du mathématicien, prouvait une étude profonde de cette suprême misère de la nature humaine ; tout le monde se souvient de cette malheureuse insensée berçant avec frénésie entre ses bras une bûche, simulacre de l’enfant qu’elle a perdu : jamais plus navrante image ne fut tracée par le crayon. Néanmoins, à travers l’éminent mérite de cette œuvre, nous avions entrevu déjà une tendance fâcheuse à donner aux haillons modernes des plis sculpturaux, des cassures héroïques assez inutiles dans une cour de Charenton ou de Bedlam, et à souder à des têtes étudiées avec une finesse et une profondeur physiognomoniques dignes de Lavater des membres et des extrémités d’un dessin tout à fait conventionnel. Une biographie de l’artiste nous apprend qu’il fut chargé de peindre une église dans une maison d’aliénés près de Dusseldorf. Poursuivi pendant longtemps par le souvenir du hideux spectacle qu’il avait eu si longtemps sous les yeux, il ne put parvenir à se débarasser de ce cauchemar, qui revenait s’accroupir sur sa poitrine comme le Smarra du conte de Nodier, qu’en le fixant sur la toile. Les fantômes de la démence emprisonnés sous une forme plastique cessèrent de le hanter, et il recouvra son repos. Ainsi Goethe se délivrait de toute idée troublante en la coulant dans le moule du rythme ; il est fâcheux que l’auteur de la Maison de fous ait reculé devant la vérité vraie et ne se soit pas défendu, cette fois du moins, de la manie qu’ont les Allemands de tout styliser, un verbe qu’on nous permettra de leur emprunter et qui nous manque. Quelques années plus tard, Kaulbach nous envoyait une grande composition légendaire représentant les légions romaines et les hordes d’Attila ressuscitées après le combat, et continuant à l’état de spectres, dans le ciel nocturne, la lutte qu’elles avaient soutenue la veille, corps vivant, sur la terre et à la pure lueur du soleil. Un tourbillon de guerriers déroulait dans l’air sa spirale menaçante, et l’on croyait, à l’aspect de cette mêlées fantastiquement terrible, entendre des cliquetis d’épées et des chocs d’armures. Cette vaste composition n’a été exécutée qu’en grisaille, par suite de l’ardeur impatiente de la personne qui l’avait commandée, et révéla dans son auteur beaucoup de science et d’imagination. Nous trouvons à la Pinacothèque une autre grande page du même genre, ayant pour thème la destruction de Jérusalem : ce sujet magnifique a été conçu par l’artiste dans sa plus haute acceptation. Les quatre prophètes habitués à sonner les trompettes hideuses des malédictions, comme dit Shakespeare, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel, montrent sur leurs livres sacrés la malédiction divine ; devant eux planent les anges de l’Apocalypse faisant flamboyer leurs glaives de feu ; au fond paraît Titus à la tête de ses légions, marchant sur les débrits fumants et accomplissant les menances prophétiques. Plus en avant, les hordes ont déjà envahi l’autel délaissé, et soufflent à pleine bouche dans leurs clairons triomphants. Vers la gauche fume le temple incendié dont Jésus a prédit qu’il ne resterait pas pierre sur pierre ; Ahasverus, chassé par trois démons armés de fouets à lanières de serpents, commence son infatigable pélerinage, terrible allégorie de ce peuple indomptable et opiniâtre renaissant sous le châtiment éternel ; enfin, au premier plan se groupent les martyrs et les croyants conduits par des anges élevant le calice eucharistique. Certes, il suffit de cette description très-sommaire pour faire comprendre tout le parti qu’un maître pouvait tirer d’une donnée semblable. Malheureusement ici, comme dans la plupart des œuvres de l’école allemande, l’exécution ne répond pas à l’idée. Quoique Kaulbach ne paraisse pas professer pour la couleur le dédain farouche et teutonique des autres peintres de ce cycle, la vérité nous force à dire que son grand tableau rappelle d’une manière fâcheuse, par le coloris et l’aspect, des petites toiles où M. O. Gué traite des sujets bibliques ; quelques groupes çà et là décèlent de l’imagination, et le dessin ne manque ni de science ni de mouvement, mais l’aspect général ne saisit pas et ne s’empare pas invinciblement de l’oeil et de l’esprit. La griffe du lion ne raye nulle part cette toile placide et convenable.
Sur les parois latérales de la grande pièce dont la destruction de Jérusalem occupe le fond, se voit deux portraits en pied, peints l’un et l’autre par Kaulbach, d’après deux artistes de Munich. Ils sont revêtus de costumes du moyen âge, tels, dit la notice, qu’ils se sont montrés à la grande mascarade des artistes en 1840. Avec des costumes aussi bien reproduits que ceux-ci, le peintre n’avait qu’à copier juste pour faire un pseudo-Albert Durer assez ressemblant ; ces deux figures font involontairement penser à des troubadours ou à des chevaliers de Fragonard.
La plaisanterie allemande, on le sait, n’est pas légère, mais elle prend une particulière lourdeur lorsqu’au lieu d’être écrite ou parlée elle est peinte, et surtout peinte à fresque sur un mur d’une centaine de mètres de longueur. La peinture peut à peine sourire du bout de ses belles lèvres rouges : comment admettre qu’elle rie [sic] aux éclats et consacre les moyens les plus durables de l’art à des charges qu’il suffirait de croquer au fusain ou à la craie sur la porte de l’atelier ? Les dix fresques exécutées à l’extérieur de la Pinacothèque moderne, par Nilsen, d’après les petits tableaux de Kaulbach, que nous retrouvons ici, démontrent surabondamment que la gaieté grimace lorsqu’elle prend des proportions monumentales. Les parois du temple de l’art ne doivent recevoir que des héros et des dieux, et c’est une profanation que d’employer une aussi belle place que la façade d’un musée et un aussi noble moyen que la fresque à reproduire des Hogarth apocryphes, des Biard gigantesques, des Daumier et des Cruishanck colossaux : c’est ce que Kaulbach a osé faire, et il en est résulté une triste drôlerie, un mélange hybride de formes, de couleurs et de costumes, une espèce de carnaval au soleil, très-ridicule et trés-désagréable à voir. Nous nous garderons de décrire chaque sujet l’un après l’autre, et nous nous bornerons à dire que l’idée mère de cette exhibition artistico-burlesque consiste dans la glorification de l’école allemande en général, et celle du roi Louis Ier en particulier. Assurément, si jamais souverain a prodigué aux arts des encouragements nobles, intelligents, magnifiques, c’est bien celui-ci, et l’immortalité des Médicis lui serait à bon droit dévolue. Pas un monument à Munich qui ne porte son nom, et, chose encore plus admirable que d’avoir tout entrepris, il a tout achevé. Ce n’est pas sa faute si les Michel-Ange, les Raphaël et les Léonard de Vinci lui ont manqué, et si son siècle n’a pas été un siècle de Léon X, et il est fâcheux que ce roi artiste par excellence ait obtenu une si médiocre apothéose.
Malgré le fil d’Ariane du livret, nous n’avons pas l’amour-propre de nous être retrouvé à travers le dédale des allégories et des allusions de cette composition, naturellement obscure pour un étranger ; cependant nous essayerons de donner l’idée de deux ou trois de ces pages bizarres. L’une représente "l’activité des artistes qui ont exécuté pour le roi d’œuvres éminentes (sic)." Nous ne chercherons pas chicane à cette phrase ; un livret allemand n’est pas obligé de parler français, et nous allons tâcher d’expliquer la chose. Un artiste, dans lequel nous avons cru reconnaître Cornélius, peint à sont chevalet, tandis qu’au second plan des élèves travaillent à une fresque sur un échafaudage. A ses pieds est accroupi, dans une pose simiesque, un modèle de femme qu’il ne regarde pas, sans doute pour indiquer, par un mythe ingénieux, le dédain abstrait de l’école allemande pour la nature. Sur la gauche, un peintre de paysage montre sa toile à un confrère qui, les bras étendus avec un geste épiscopal semble la bénir ; à droite, la porte s’ouvre bruyamment pour livrer passage à l’abdomen aulique et proéminent d’un conseiller en costume de bailli de l’Opéra-Comique, qui, le jarret tendu, la tête en arrière et la bouche dilatée par un sourire important et diplomatique, apporte sur un coussin des rubans et des croix ; il est flanqué d’un héraut brandissant au-dessus de sa tête une sorte de thyrse empanachée de rubans aux couleurs de la Bavière. S’il pouvait y avoir quelque chose de ridicule dans les récompenses accordées au mérite par un pouvoir intelligent, ce personnage officiel serait vraiment risible.
Prenons encore au hasard. Nous voyons ici l’inauguration de la statue du roi de Bavière. C’est le fait intelligible de la composition, dont le reste est un mystère pour nous. Sur le devant a lieu un combat équestre d’enfants armés de lances de bois, carapaçonnés de panoplies de carton décrochés de la boutique de quelque marchand de jouet de Nuremberg, et enfourchant des bâtons à tête de cheval. Que peut signifier cet étrange et burlesque épisode ? La lutte d’écoles bâtardes remplacées par l’école nouvelle ? Nous l’ignorons, et nous hasardons cette conjecture pour justifier la présence de cette facécie caricaturale au milieu d’un sujet si grave. Au-dessus de la statue placée, comme il convient, au milieu du tableau, se balance une guirlande de truelles, de ciseaux, de palettes, d’ébauchoirs, de pinceau, de crayons, de violons et autres instruments d’art ou de travail. Derrière l’effigie royale, des artistes groupés chantent les louanges du monarque. Nous avons pu nous convaincre à l’Opéra de Munich de l’excellence des choeurs allemands ; mais ici l’on dirait que le peintre a voulu reproduire un de ces grotesques concertos d’amateurs ou de musiciens de villages qui plaisent à la verve bouffone des caricaturistes : jamais musique n’a fait décrire aux bouches d’où elle s’exhale de plus étranges ellipses, de plus singuliers rictus et plissé des visages humains en mascarons plus laids. Kaulbach a, quand il le veut, de la noblesse et du style ; et ces figures falottes sont voulues assurément, mais dans une intention qui nous échappe.
La plus drolatique de ces compositions est certainement celle que l’artiste intitule Combat contre le mauvais goût. Sur une espèce de tombeau ou de piédestal de style grec, percé d’une niche où sont blotties les Grâces dans une position fort gênée, apparaît une chimère tricéphale multiplement coiffée de perruques à marteaux et à queue, poudrées d’une farine abondante. – C’est l’hydre du mauvais goût. Elle a des pattes de lion, des griffes d’aigle, et à peine ce qu’il faut du corps pour servir de point d’attache à ses membres disparates. Cornélius en paletot noisette, monté sur le bon cheval Pégasus, lui porte un terrible coup de lance auquel l’hydre riposte par un jet de salive venimeuse. Derrière lui chevauche en croupe un autre artiste, – serait-ce Kaulbach lui-même ? – et un troisième, le pied appuyé sur le dos d’une tortue comme un montoir, cherche, lui aussi, à enfourcher le coursier du Parnasse. Sous ce groupe, et adossé au piédestal de l’hydre, un vieillard à perruque, en costume Louis XV, paraît dormir d’un sommeil léthargique, et tient amoureusement serré entre ses bras un mannequin, moins mannequin que lui. De l’autre côté du tableau se déroule une théorie de savants, et quel savants ! conduits par Minerve, la déesse au casque orné d’un hibou.
Nous avons été assez romantique pour comprendre une caricature lithographiée sur un sujet pareil ; mais faire mettre une charge de rapin au carreau et l’élever à la dimension épique, quelle puérilité ! Kaulbach a fait vraiment un emploi bien déplorable des trois cent soixante-huit pieds en longeur qu’il avait à couvrir de peintures murales. Nous avons été bien surpris de voir un penseur si intelligent méconnaître à ce point les convenances les plus élémentaires de l’art. Hogarth, le grand maître des caricaturistes, s’est toujours retreint à de petites proportions, et la prodigieuse quantité de détails ingénieux ou significatif dont il complique la plupart de ses compositions lui est à bon droit reprochée. Le divin Léonard a dessiné à la plume, sur des bouts de papier que la postérité a recueillis, quelques charges contemporaines plus savantes que gaies ; mais ni l’un ni l’autre de ces artistes n’auraient eu l’idée de travestir un monument sérieux et digne en un musée pour rire. Si c’est de la sorte que Kaulbach entend le réalisme, nous aimons encore mieux les abstractions les plus nuageuses ou les imitations les plus archaïquement byzantines. – La peinture n’existe qu’en vertu de la beauté ou du caractère, et l’artiste que nous venons, bien à regret, de critiquer sévèrement est plus en état que personne de le comprendre, si un vain désir d’originalité à tout prix n’était venu troubler son inspiration ordinairement plus haute et plus pure.
II
M. Henri de Hess, moins connu en France que Cornélius, Overbeck et Kaulbach, possède un talent qui nous semble plus complet, plus raisonnable, et c’est sans doute à cause de cette nature éclectique et conciliante que son nom n’a pas excité le même retentissement. L’exagération des formes, la violence du style, l’âpre saveur des fresques de Cornélius, acides à l’oeil comme des fruits verts au goût, sont les résultats voulus d’une immolation systématique de tout le côté plastique de l’art au côté purement idéal. Par dédain du vulgaire, Cornélius semble chercher le choquant ; par cela même, il fait impression sur ceux même qu’il ne convainc pas. Overbeck se retranche dans la peinture religieuse et mystique des maîtres antérieurs à Raphaël ; Kaulbach a tenté de mêler à ses compositions l’élément moderne, et il n’y pas toujours réussi. M. de Hess, chargé de la décoration de trois des églises modernes de Munich, s’est acquitté de cette tâche immense avec un talent réel que nous apprécierons en temps et lieu, et qui aurait dû lui valoir une plus grande célébrité. Il n’a qu’un seul tableau à la nouvelle Pinacothèque ; mais ce tableau qui paraît travaillé avec un soin tout particulier, et qui se trouve mieux placé à la portée du regard que la plupart des œuvres de ce maître, offre un excellent spécimen de sa manière.
Dans cette composition, moitié allégorique, moitié mystique, M. de Hess a placé au milieu d’une gloire la sainte Vierge avec l’Enfant divin. A droite et à gauche de ce groupe cenral se tiennent, comme une garde d’honneur céleste, les quatre docteurs de l’Eglise : Grégoire, Jérôme, Ambroise et Augustin. Sur les marches du trône s’agenouillent, dans des attitutes d’adoration prosternée, les patrons des quatre églises catholiques que le roi Louis de Bavière a construites et dotées : sant Boniface avec le modèle de la basilique ; saint Louis et saint Etienne, l’un avec le modèle de l’église qui lui est consacrée, l’autre avec celui de la chapelle royale ; quant au modèle de l’église Notre-Dame, bâties au faubourg d’Au, c’est un ange qui la présente à la patrone divine.
La peinture de M. Henri de Hess n’a aucun des défauts caractéristiques, mais aussi aucune des qualités exorbitantes qui excitent les dénigrements et les enthousiasmes passionnés. Cet artiste s’adresse aux natures calmes, aux esprits délicats et modérés, et mérite en effet toutes leurs sympathies. Dans le tableau dont nous nous occupons, les types sont bien choisis ; le dessin est élégant, la couleur harmonieuse et douce. On ne saurait faire un compromis plus habile entre la naïveté du style religieux archaïque et la science moderne. Cela n’est ni trop gothique ni trop récent ; l’oeil n’est choqué ni par les affectations de roideurs à la manière des anciens maîtres, ni par des dissonances d’actualité. – Cette toile, contrairement aux œuvres de l’école allemande, qui pèchent toujours plus ou moins du côté de l’exécution, n’offre d’autre prise à la critique que sa perfection même ; perfection si constante, si égale, si soutenue depuis la tête de la Vierge jusqu’à la chape de l’évêque, qu’on se prend à désirer quelque coin plus lâché, quelque coup de pinceau moins sûr, trahissant la fatigue, l’inquiétude ou la passion ; mais la trame est si homogène qu’on n’y saurait trouver un fil cassé ou repris. N’allez pas croire pourtant que cet extrème fini tombe dans la minutie et la sécheresse, il est au contraire parfaitement conforme à la dignité du style et du sujet adoptés par l’artiste. La longue série des peintures de M. De Hess ne renferme ni une faute de dessin, ni une discordance de ton, ni un manque de goût; et il est vraiment singulier que, jusqu’à notre voyage d’Allemagne, nous ayons à peine soupçonné l’existence de ce peintre recommandable à tant d’égards et le plus capable assurément de soutenir à la prochaine exposition unverselle l’honneur de la moderne école allemande. Les têtes de ce tableau sont belles, nobles, sympathiques, et les détails, comme nous l’avons dit, traités avec une habileté rare ; les orfrois des brocarts et les pierreries qui dessinent des ramages sur ce fond splendide ont la puissance d’illusion singulière, mince mérite sans doute, mais qu’on doit apprécier lorsqu’il ne nuit en rien à l’élévation de la pensée et à la pureté du style.
Friedrich Wilhelm von Schadow, Sainte Famille,
huile sur toile, (142,5 sur 102,4 cm) , nouvelle Pinacothèque
Après une grande composition du Déluge, tentative plus ambiteuse que réussie d’un peintre de Dusseldorf, M. Schorn, et dont la mort de l’auteur a laissé plusieurs parties à l’état d’ébauche ; après une déposition de croix de M. Fischer, qui présente plusieurs morceaux dignes d’éloges, quand nous aurons cité une Sainte-Famille de M. Schadow, nous serons en règle avec la peinture historique à la Pinacothèque nouvelle. M. Schadow est connu en Allemagne comme le chef de l’école de Dusseldorf. Sa Vierge est assez raphaélesque, et l’ensemble du tableau, qui reproduit d’ailleurs les types inévitables de ces sortes de compositions, serait assez satisfaisant, s’il n’était déparé par un saint Joseph rose et douceureux comme un vieillard des idylles de Gessner, beaucoup plus suisse qu’hébraïque et ne rappelant en rien l’austère charpentier de Nazareth.
Cette toile révèle dans M. Schadow un artiste qui connaît les bonnes sources et y puise à larges urnes : ce n’est jamais l’érudition qu’il manque aux Allemands ; ils savent de l’art tout ce qu’on en peut esthétiquement savoir ; ils ont analysé les maîtres avec une sagacité extrême ; mais ils oublient volontiers la nature devant les vieilles toiles, – la nature qui toujours fournit à l’idée des formes originales ; la nature, livre éternel où l’on trouve à chaque page des sens nouveaux, et que les artistes d’outre-Rhin feuillettent à peine d’un doigt dédaigneux ! – Aussi la Sainte-Famille de M. Schadow est-elle une œuvre pleine de science et de mérite, mais sans cachet spécial, sans virtualité propre. A travers le pastiche très-bien fait, nous l’avouons, des anciens peintres religieux, le caractère individuel ne se fait pas jour. Il serait du reste injuste de juger M. Schadow en dernier ressort sur cette production, qui n’est pas de ses plus importantes.
August Riedel, Judith (1840), huile sur toile, (131 sur 96 cm)
Maintenant descendons à la zone des peintres d’un style plus tempéré. Nous remarquons d’abord trois têtes italiennes de M. Riedel. L’une d’elles est historiée en Judith, mais ce n’est autre chose que le portrait exact d’une de ces superbes filles de la campagne de Rome, à la beauté robuste, aux cheveux crespelés, aux bras puissants, qui continuent la dynasties des Maria Gracia et des Teresina, les modèles aimés de Léopold Robert. Le peintre, moins courageux qu’Allori, n’a pas suspendu à la main de sa Judith la tête livide exsangue et convulsée d’Holopherne, craignant sans doute d’atténuer l’effet de séduction qu’il semble avoir voulu plus particulièremet produire. Une mèche de cheveux noirs qui fait valoir la blancheur des doigts indique seule le chef coupé du général assyrien masqué par la bordure ; la lame sanglante du cimetterre est également dissimulée : en sorte que les coeurs sensibles n’ont pas à déplorer devant cette toile le sort d’Holopherne
Si méchamment mis à mort par Judith.
Les deux autres cadres sont tout bonnement des portraits de modèles bien connus de tous les peintres qui ont habité Rome ces dernières années, la Maruccia Ioli et la Felice Berardi, deux magnifiques créatures assurément, et dont un pinceau plus ferme aurait tiré grand parti ; mais M. Riedel a visé à la grâce et non au caractère ; il a plutôt atténué qu’agrandi les nobles types qui posaient devant lui par des effets de transparence, et des coquetteries mignardes rappelant les gravures prestigieuses des livres de Beautés anglais. Si les artistes reprochent à M. Riedel ces sacrifices à l’agrément, le public lui en sait gré et s’arrête volontiers à contempler ces têtes, qui, grâvées à la manière noire, produiraient le même attroupement à la vitrine de Vibert et Goupil.
Dans une manière analogue, M. Navez, un peintre flamand, nous montre une fileuse de Fondi, entourée de ses compagnes et d’un jeune garçon écoutant les récits d’un vieux pâtre. Fondi, qui nous apparaît si frais et si riant dans le tableau de M. Navez, s’est présenté à nous sous un autre jour : nous n’y avons vu aucune jeune fille aux yeux doux et fiers, à la bouche arquée, à l’ovale de madone, mais une collection de guenilles et de mines patibulaires à réjouir Salvator et Adrien Guignet. Avec un peu de bonne volonté on eût pu se croire au milieu d’un conciliabule de brigands. Ces pauvres diables étaient peut-être fort honnêtes, mais, coiffés de chapeaux effondrés, emmaillotés de manteaux d’amadou, guêtrés de chiffons retenus par des cordelettes, ils avaient de ces physionomies qu’on n’aime pas à rencontrer au coin des bois. La fièvre faisait claquer leurs dents, et leur teint jaune semblait se vertdegriser à la pluie qui, depuis le matin, tombait d’une façon diluvienne. Cette impression, toute accidentelle et toute personnelle qui nous revient à propos du nom de Fondi, n’infirme en rien la vérité locale du grâcieux groupe de M. Navez.
Peter von Hess, L´arrivée du Roi Othon à Nauplie (1835)
L’Italie si aimée, si visité, si étudiée en tout sens par les artistes allemands, a encore inspiré d’assez jolis tableaux à M. Pierre de Hess, probablement le frère de Henri. La Pinacothèque possède de lui une douzaine de toiles, moyennes et petites, mais dont les personnages n’atteignent jamais que des proportions secondaires. – La plupart représentent des scènes ou des vues d’Italie dont les sujets sont analogues à ceux que Wouwermans aimait à traiter. – Elle sont touchées d’un pinceau souple, adroit et facile, et rappellent, par la limpidité de la couleur, ces paysages que Demarne raye invariablement d’une grande route ou d’un canal en perspective. M. Pierre de Hess a aussi à la Pinacothèque une assez grande composition représentant l’entrée du roi Othon à Nauplie : le talent de l’auteur ne s’est pas élargi avec le sujet. Il semble cependant qu’on eût pu tirer bon parti d’une semblable donnée. Les brillants costumes des Palikares avec leurs vestes roides d’or, leur fustanelle blanche, leurs knémides brodés, leur calottes rouges, leurs pistolets à pommeaux d’argent, leurs manteaux de peau de mouton ou de chèvre, offraient au coloriste l’occasion de déployer les richesses de sa palette, et de faire oublier la tristesse des habits noirs modernes officiellement mêlés au cortèe : les chevaux maigres et fougueux, sous leurs beaux harnachements turcs, présentaient aussi, par la variété de leurs robes et de leurs allures, mille ressources dont M. Pierre de Hess n’a pas profité. Sa touche est d’une sécheresse laborieuse et d’une exactitude pénible. Sa couleur, grise et froide dans l’ombre, luit dans la lumière comme du fer blanc ; nous concevons que la nécessité de placer parmi ses groupes un certain nombre de portraits ressemblants ait refroidi la verve de l’artiste ; mais pourtant nous attendrions mieux de lui.Pour en finir avec les scènes d’Italie, nous citerons encore un petit Léopold Robert d’un ton argentin et blanc assez peu ordinaire au peintre. Nous en connaissons la lithographie, exécutée par Léopold lui-même et publiée, il y a quelques années, dans l’Artiste ; elle représente une jeune mère tenant son enfant sur ses genoux. Ce pénible effort pour dégager l’idéal de la réalité, qui consuma la vie de Léopold Robert, se montre ici comme dans ses autres tableaux ; la main trahit la volonté, et le délicat sentiment intime de l’artiste perce difficilement à travers la lourdeur d’une exécution plombée et fatiguée. Cependant, la recherche obstinée du beau, la fidélité opiniâtre au vrai, donnent à cette simple figure un caractère à part et ne permettent pas de la confondre avec des toiles plus brillantes et plus heureuses.
Munich possède aussi un des nombreux Savonaroles de Granet. C’est tout simplement un moine occupé, dans sa cellule, à écrire sur une espèce de pupitre ou de secrétaire de forme ancienne. Presque rien ; mais la lumière se distribue d’une manière si juste et si nette sur les parois de ce petit intérieur ; la touche est si ferme, si large et si précise, qu’on voit bien tout de suite à qui l’on a affaire. Rencontrer un tableau de Wilkie est une bonne fortune bien rare, et l’on est souvent réduit à l’admirer sur la foi des gravures anglaises. Qui n’a vu dans quelque honnête salon la Lettre de présentation, le Colin-Maillard ; le Payement des rentes, quelques-unes de ces scènes d’exquise comédie dont ce charmant peintre égaye les intérieurs un peu mornes de son pays, et que le burin des graveurs d’outre-Manche excelle à rendre ? – Quand une toile de Wilkie, dix fois couverte d’or, a été suspendue dans la galerie d’un de ces pairs d’Angleterre si jaloux de l’inviolabilité de leur home, elle devient plus invisible qu’un assaki au fond du harem.
David Wilkie, Reading the will, 1820, huile sur toile, (76 X 115 cm)
Joseph Karl Stieler, Goethe, 1828, huile sur toile, 79 X 64 cm
Nous avons aussi considéré avec un vif intérêt un portrait de Goëthe d’une exécution assez vulgaire, mais qui ne manque ni de conscience ni de vigueur ; lorsque nous pensons au grand Volfgang , nous nous le représentons assis sur un trône d’ivoire et d’or, immobile et froid comme un marbre de Paros ; Bettina d’Arnim, agenouillé à ses pieds, lui touchant d’une main les genoux et de l’autre la barbe, comme la Thétis suppliant Jupiter dans le beau dessin d’Ingres. – C’est ainsi que ce Dieu nous apparaît dans la plénitude de sa force et de son génie, ayant l’âge immuable des immortels, et il nous faut un effort de raisonnement pour l’admettre sous sa forme terrestre ; car, en vérité, cet Olympien a habité, une petite ville où l’on arrive d’Iéna par une allée de pruniers dont les fruits ont fait dire à Heine, troublé et balbutiant devant le dieu qu’il voyait pour la première fois, à la place des harangues qu’il méditait, cette phrase superbe et triomphante : « Les prunes de la route sont excellentes pour la soif. » Et il est certain qu’il ne se promenait pas par les rues de la résidence en déshabillé grec ; il faut donc admettre comme historiquement réel le costume dont l’a revêtu M. Steiler, costume qui consiste en une redingote d’un gris très-tendre, fermée par un rang de boutons, à collet haut avec revers en satin de même couleur, à la mode de 1818 ou de 1820, bien qu’un manteau de pourpre orné d’une grecque d’or nous eût semblé beaucoup plus naturel. Ce portrait offre l’intérêt d’une épreuve de daguerréotype. M. Steiler n’a pas de style, et il est trop naïf pour mentir ; il a copié son modèle bourgeoisement et prosaïquement, mais avec une sincérité parfaite qui devient ici précieuse ; le front haut, l’œil vif, la bouche impérieuse, rappelle le type connu de Goëthe avec une individualité de ressemblance qu’une exécution plus savante leur eût peut-être ôtée.La nouvelle Pinacothèque compte à peine six mois d’existence, et nécessairement l’on n’a pas dû être bien sévère sur le choix des œuvres qui tapissent ses murs. Une galerie ne se forme que par lentes alluvions, et il serait inutile d’analyser avec détail les trois cents tableaux, la plupart médiocres, qu’elle renferme. Nous allons terminer en disant quelques mots des paysagistes. En Allemagne, comme en France, l’école du paysage se divise en deux camps rivaux : le premier renferme ces artistes cherchant la nature héroïque ou historique, pour nous servir du terme consacré ; le second est composé de peintres se contentant de la nature telle qu’elle est. Les uns peignent les fleuves coiffés de roseaux, une urne de pierre sous le bras ; les autres les représentent bordés de saules et d’oseraies, réfléchissant la rive fleurie dans leurs eaux limpides. Les deux manières ont du bon.
L’école du paysage vrai, qui depuis quelques années compte en France tant d’intelligents disciples, se traîne encore en Allemagne sur les traces de Watelet et autres artistes en vogue vers l’an 1822. La plupart des paysagistes allemands ont une grande habileté manuelle ; mais leur peinture manque le plus souvent d’atmosphère et de profondeur. Le plus habile de tous est sans contredit M. Charles Rottmann, qui a décoré de vingt-trois vues prises en Grèce une salle uniquement consacrées à ses œuvres.
Le milieu de cette salle est occupé par un vaste abat-jour supporté par des colonnes imitant le porphyre rouge antique. Une ornementation de même style règne sur ces murailles, où sont encastrées les peintures de M. Rottmann, qui reçoivent d’en haut un jour limpide et mystérieux, intercepté pour les visiteurs par le toit sous lequel il se trouvent. Cette façon d’éclairer, empruntée au dioramas, ajoute singulièrement à l’illusion ; il est donc bon, avant de juger définitivement M. Rottmann, de se prémunir un peu contre les effets de cette innocente magie.
Carl Rottmann, Taormina et l'Etna, 1829, huile sur toile, 48 X 72,9 cm
En consultant les souvenirs personnels que nous avons rapportés de plusieurs sites reproduits par M. Rottmann, il nous semble que les grandes lignes du paysages sont, en général, exactes, mais qu’il n’en est pas de même de certains détails et surtout de certains effets lumineux qui rappellent plutôt les ciels anglais de Turner, tout diaprès d’iris, tout opalisés de vapeurs, que la sérénité habituelle de l’atmosphère héllénique. Sur cette terre de marbre la lumière descend pure et tranquille, et le ciel offre aux silhouettes des statues un azur uni comme le fond bleu d’une métope. M. Rottmann a voulu varier par des mirages fantastiques cet horizon sévère ; il en avait bien le droit ; il n’est pas défendu au peintre de faire intervenir son imagination dans les scènes de la nature. – Il y a, dans la façon dont M. Rottmann interprète les beaux sites de la Grèce, quelque chose du sentiment et de la manière de Byron ; Corinthe, Naxos, Délos, Egine, Epidaure, Marathon, Salamine, Athènes, sont pour lui des thèmes poétiques, et il fait voir chaque lieu célèbre à travers un effet pittoresquement bizarre, qui souvent prend trop d’importance, et ferait hésiter le souvenir si des lettres d’or ne retraçaient pas au-dessus de chaque tableau ces noms harmonieux dont la musique est toujours nouvelle.
Le procédé qu’a dû employer l’artiste pour ces peintures murales était l’encaustique. Nous ne savons si c’est le maniement difficile de ces couleurs revêches qui a gêné sa brosse et l’a obligée à des crudités de ton, à des violences de touches trop brutales pour des travaux destinés à être vus d’assez près ; mais cela doit être, car il existe sous les arcades du jardin royal une série analogue de vues d’Italie également de M. Rottmann, mais à la détrempe : on dirait que ce procédé expéditif convient mieux à l’artiste : sa main s’y joue avec une facilité inconnue aux plus habiles décorateurs. Nous regrettons fort pour notre part, que cette charmante illustration murale soit exposée au contact des passants et aux intempéries du climat bavarois, un peu bien variable pour la fresque en plein air. Jusqu’à présent les gamins de Munich, avec une sagesse qui leur fait honneur, les ont artistement respectées : mais l’humidité, la poussière, la pluie poussée par le vent à travers les arcades, les gelées d’hiver, les milles influences du ciel auront-elles la même courtoisie ?
Leo von Klenze, Reconstitution de l'Acropole et de l'Aréopage à Athènes
(vue d'artiste, 1846)