Patricia Commun et Pierre Bessard
Hier soir, à la Société de Lecture, à Genève, Patricia Commun était invitée par l'Institut Libéral , que dirige Pierre Bessard, à parler des Ordolibéraux, sujet de son dernier livre paru ce printemps aux éditions Belles Lettres.
L'Ordolibéralisme est-il un libéralisme? Pour certains libéraux, il s'agit d'une dérive constructiviste, pour d'autres, le fait qu'il se préoccupe d'intérêt général est rédhibitoire, pour d'autres encore il entretient une relation ambiguë avec l'Ecole autrichienne.
En fait, quand le terme est apparu, au début des années 1950, il désignait un courant du libéralisme qui trouvait urgent de réintroduire le devoir comme contrepartie du droit, alors qu'étaient inventés des droits nouveaux sans contrepartie, tels que les droits au logement, au travail, à l'éducation etc.
Parler de devoir était considéré comme conservateur, alors que parler de droit à quelque chose était considéré comme un progrès indépassable de l'humanité: allègrement on substituait à l'exploitation de l'homme par l'homme l'exploitation du riche par le rentier, caractéristique du totalitarisme redistributif des socialistes et des verts.
Ce totalitarisme redistributif, bien actuel, revient à faire de l'Etat un Père Noël, qui pour prodiguer ses cadeaux a besoin irrépressiblement de sous et se surendette. Frédéric Bastiat l'avait pressenti qui écrivait dans Justice et fraternité: Le peuple sera écrasé d’impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l’avenir.
L'ordolibéralisme, qui a été mis en pratique avec succès en Allemagne pendant une décennie après la Seconde Guerre mondiale, et qui est donc praticable, retrouve de l'actualité aujourd'hui:
- le monde occidental est saisi par une fièvre anticapitaliste, qui s'attaque plus particulièrement au capitalisme financier (on sait qu'un tel anticapitalisme fut à l'origine, au XXe siècle, de l'antisémitisme et de la mise en place de régimes dictatoriaux et totalitaires)
- le monde occidental donne le primat au politique sur l'économique, ce qui se traduit par un renouveau des idées protectionnistes.
L'ordolibéralisme offre un cadre méthodologique pour résister à ces idées néfastes. Il se veut en effet:
- protecteur de l'économie de marché en lui donnant des conditions-cadres, en instaurant un droit concurrentiel (cette surveillance de la concurrence le diffèrencie du libéralisme américain) qui, par exemple, empêche les ententes et, même les condamne
- défenseur de la stabilité budgétaire et monétaire: le surendettement génère tôt ou tard de l'inflation, voire de l'hyper-inflation
- défenseur de l'économie sociale de marché qu'il oppose à l'Etat-providence, car seule l'économie permet de surmonter le problème de la rareté
- défenseur de la cohérence plutôt que de l'équilibre en menant des raisonnements qui ne sont pas seulement économiques mais politiques, géographiques, culturels pour lever les blocages microéconomiques dans les domaines correspondants
- défenseur d'un ordre social où l'individu ne se retrouve pas tout seul face à l'Etat, mais où la société civile s'interpose entre les deux: le social, dont l'Etat fait croire qu'il peut le prendre en charge, est une dégénérescence du principe de solidarité, qui repose en réalité sur le devoir d'autonomie (ne pas dépendre des autres) et le devoir d'aider ses proches
- défenseur de la décentralisation et des petites sociétés politiques, en application du principe de subsidiarité, qui, système progressif, doit partir du bas vers le haut, et non l'inverse, ce qui peut permettre d'améliorer le sort des plus démunis sans passer par la case redistribution.
Au crédit de l'ordolibéralisme, ce libéralisme pragmatique, qui n'est certes pas parfait, mais qui apporte des solutions viables dans un monde imparfait, il faut donc porter:
- d'avoir passé avec succès l'épreuve des faits en Allemagne, de la fin des années 1940 à la fin des années 1950, donc d'être passé de la théorie à la pratique
- d'avoir prôné et favorisé l'Etat décentralisé qui s'avère plus effcicient que s'il est centralisé (Il n'y a pas d'économie d'échelle en politique: cela ne fonctionne pas)
- d'avoir prôné et établi la stabilité budgétaire et monétaire qui permet d'éviter les crises dues au surendettement
- d'avoir cherché le consensus entre public et privé, employeurs et employés.
Bref, même si d'aucuns peuvent à bon droit ne pas le trouver satisfaisant, pas assez libéral, avec toutes ses imperfections l'ordolibéralisme semble très proche de la culture libérale suisse, telle qu'elle est illustrée par un Charles Monnard ou un Louis Guisan.
La Suisse actuelle, sans être un modèle idéal de libéralisme, a sans doute été fortement inspirée par l'ordolibéralisme, que Wilhelm Röpke a enseigné à l'Institut des Etudes internationales de Genève, de 1937 jusqu'à sa mort en 1966.
Aujourd'hui la Suisse héritière de ce courant est-elle le pays au monde le plus désagréable pour y vivre?
Francis Richard