De livre en livre, Éric Vuillard poursuit une entreprise littéraire dont les contours s'affinent, mais qui demeure bien difficile à caractériser tant ce qu'elle a d'inhabituel, de mystérieux, déroute à chaque fois le lecteur et le laisse sur la piste d'un secret, comme d'un mot au bout de la langue. Deux ans après Tristesse de la terre et son Far-West de stuc amer, c'est à la Révolution française qu'il s'attaque, et plus précisément à la journée du 14 juillet, ainsi qu'à celles qui la précèdent.
Ce peuple a une pensée ; ce peuple est une pensée. Si la Révolution a ses instants tragiques, ses drames, c'est aussi une fête. Le peuple teste sa force, s'enivre de découvrir jusqu'où il peut aller. Sa joie est la pré-science d'un monde qui meurt, et d'un autre qu'il est possible de construire. Par les actes en apparence anarchiques, les réactions épidermiques, la peur de manquer, la peur de la troupe, une conscience s'exprime qu'il faut bien appeler une conscience de classe. " Ils font peut-être les marioles, ils dansent sur l'horizon " mais ils savent où chercher les armes, où frapper. Les scènes de liesse sont des scènes de pillage. " Que c'était bon ! il n'y a rien de mieux que siffler d'un trait un vin à mille livres, picoler du Château-Margaux à la régalade ". Si l'on veut expliquer ces pillages, aller plus loin que l'explication réactionnaire classique qui fait d'une foule un ramassis de coquins sans éducation et violents, il faut en venir à cette conclusion que Vuillard trouve très logiquement : " Le produit dérobé du travail doit être gaspillé, sa délicatesse meurtrie, puisqu'il faut que tout brille et que tout disparaisse. " Le produit du travail aliéné, détourné entre les mains de la noblesse vers la futilité, les parfums, les dorures, est à jamais frappé d'infamie. Le peuple ne pourra jamais le recouvrir. Il faut le liquider, le dilapider d'une façon bien plus radicale que la classe adverse. La Révolution, c'est supprimer les traces de l'aliénation, repartir de zéro. (Ainsi d'une chemise arrachée...) Ce peuple, souvent ignorant, " bas ", comme on dit, est porteur d'une raison historique qui le justifie devant l'Histoire. Ce n'est pas le cas des autres, des nobles, des affameurs. Contre ceux-là, l'ironie de Vuillard est féroce, sans appel, à l'inverse de Conquistadors où l'on compatissait avec ces espagnols égorgeurs et ces empereurs esclavagistes parce qu'ils étaient malgré tout habités par l'humaine misère. Quand Vuillard se moque de la chevelure de la Reine ou des discours de Necker, il n'y a rien qui puisse les sauver, témoigner en leur faveur. L'humour et l'ironie sont une espèce d'échafaud dont on ne se relève pas. Ainsi des négociateurs renvoyés à coups de pied au cul par les sans-culottes : " Ce fut leur premier contact avec le peuple et ils souhaitèrent s'en tenir là. "
Ces marques de la subjectivité de l'auteur sont également repérables dans la temporalité mise en place par le récit, une temporalité à plusieurs dimensions. Il y a la chronologie des faits menant à la prise de la Bastille, rythmée par le découpage en scènes. Il y en a une autre, comme contenue en profondeur dans la première, que Vuillard dévoile à certains moments, par un procédé qui s'apparente aux expériences temporelles de La Semaine Sainte d'Aragon : l'inscription dans la trame du récit de la trajectoire future des protagonistes. À plusieurs reprises, Vuillard raconte le destin des " personnages " agissant sur le théâtre de la Bastille, comme si leur futur, qu'ils ignorent ou feignent d'ignorer, en germe dans leur conduite " actuelle ", nous permettait de mieux la comprendre. Il est alors du ressort et de l'habileté de l'écrivain de choisir quelle trajectoire mettre en lumière. Ces révélations se répartissent essentiellement en deux objectifs narratifs : - donner une dimension tragique à certains " personnages " (par exemple, Jean Rossignol ou Maillard, dont les fins amères et désespérées pèsent sur le récit de leurs exploits) - accroître la satire qui s'acharne contre d'autres figures (comme Thuriot, le délégué envoyé négocier, qui s'emploiera toujours à prendre le vent, son futur de Chevalier d'Empire est mis en miroir de son présent pour le discréditer : " Et l'on peut se demander, un peu méchamment, certes, puisque les hommes incubent peut-être une part de leur futur dans de mauvaises déterminations qui parfois l'emportent, si ce jour-là, le 14 juillet 1789, il n'est pas déjà un peu d'argent à croix d'azur chargée en abîme d'une étoile à douze rais d'or cantonnée [...] comme son armoirie le consacrera plus tard. ").
Avec ce que cela peut comporter de partialité qui est la marque même de " l'engagement " de l'écrivain. Plus nettement que dans ses autres ouvrages, le " je " de Vuillard s'affirme, tranche, condamne, décide. Le contexte de la Révolution, pour un écrivain français, ne peut pas être neutre. Vuillard assume les questions politiques que son récit soulève. Dans un passage troublant, parlant des quelques équilibristes qui sautent le pas et sont les premiers à fouler le sol de la Bastille, il nous avertit : " Il faut être attentif à ces vagues présences, contours, profils, à ces locutions dont tout récit se sert pour mener son lecteur. Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d'un pronom personnel, comme de tout petits camarades, puisqu'eux aussi ils courent sur le toit ". Ces quelques hommes qui vont tout faire basculer, rassemblés par le pronom " ils ", sont transportés dans le champ d'un discours, assimilés presque aux mots d'une phrase, d'un récit, d'un discours qui fait un sens. Et tout discours a un destinataire : un pronom personnel peut en cacher un autre, le " nous ". 14 juillet est un discours de la Révolution, transcrit librement par l'écrivain Éric Vuillard, qui nous est adressé. C'est ce que confirme l'adresse finale : " On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par-dessus bord. Cela soulagerait. On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l'ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Élysées dérisoires ". Les parallèles en histoire sont à manier avec précaution. Pourtant comment ne pas lire 14 juillet à la lumière de ce que nous avons sous les yeux ? De l'offensive libérale que nous subissons, de la résistance des syndicats, d'une partie de la jeunesse contre la loi El Khomri, de la répression policière inouïe qui " nous " tombe sur la tête ? Bien sûr, il ne faut se laisser abuser par les comparaisons. Sans doute le moment historique n'est-il pas encore venu. Sans doute à trop vouloir " copier " les sans-culottes, ou les soixante-huitards, les nouvelles Bastilles ne tomberont pas. Sans doute des pilleurs de la Folie Titon aux casseurs de nos cortèges de tête, il y a un monde, et c'est ce monde qui sépare une Révolution d'une mômerie. Sans doute. Mais ce n'est pas ce que nous dit 14 juillet. Vuillard semble affirmer simplement qu'il n'y a parfois qu'à mettre les pieds dans le plat.
Victor Blanc14 juillet, d'Éric Vuillard Actes Sud, 200 pages, 19€