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Une révolte dérisoire ? Le cas de Mme Montjean

Publié le 17 octobre 2016 par Les Lettres Françaises

Qui était madame Montjean ? En quoi cette femme de basse extraction a pu mener une révolte au siècle des Lumières bien avant la Grande Révolution ? Que s’est-il passé au sein de la famille Montjean entre 1774 et 1776, date où nous perdons leur trace ? A priori, rien que des choses bien dérisoires dans une famille d’artisans parisiens : nous sommes très loin de ce que l’on appelle communément la « grande histoire » faite évidemment par de « grands personnages ». C’est pourtant la petitesse des acteurs de ce micro-drame et la faiblesse apparente des enjeux en présence qui rend le livre d’Arlette Farge consacré à madame Montjean si passionnant.

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Au hasard de ses recherches d’historienne, elle a déniché une sorte de journal écrit par l’époux Montjean, journal conservé on ne sait franchement pourquoi dans les archives judiciaires parisiennes. Dans ce journal, monsieur Montjean ne parle pas tant de lui que de sa femme : c’est elle l’objet de tous ses soucis. Lui-même pourrait être classé comme une individu assez quelconque : tailleur compétent, il profite d’une petite aisance assise sur une réputation de sérieux et de rigueur. On lui commande même parfois de Hollande quelques pièces de confection, commande qu’il honore évidemment en temps et en heure. Le foyer qu’il a constitué avec une femme de sa condition profite d’un certain confort : sa cave est pleine, son cellier rempli et on s’offre les services d’une cuisinière. Une fille de boutique l’aide parfois à l’échoppe. Modèle de modestie et de sérieux – monsieur Montjean semble fréquenter régulièrement la messe –, le foyer a deux enfants en bas âge dont on prend soin avec attention.

Le drame commence lors d’un séjour de madame Montjean dans sa ville natale, à Gisors, auprès de sa famille. On ne sait exactement les causes immédiates du basculement, mais ce dernier est aveuglant : de retour de Gisors, Mme Montjean s’affiche aux bras d’un certain Demard, un chevalier d’industrie qui lui plaît manifestement beaucoup. Elle demande à son mari à inviter le soir même ledit Demard à dîner et innocemment il s’exécute. Bien mal lui en a pris car, comme il l’écrit consterné : « le soir c’était des folies, des soûleries et des soufflets que ma femme lui donnait en riant. Il est venu ensuite deux à trois fois par jour. » Et les événements ne vont que s’accélérer.

Telle un papillon se heurtant à la fenêtre

Madame Montjean n’en fait pas mystère : elle ne veut plus travailler, comme la chose se doit au XVIIIe siècle. L’homme doit pourvoir aux nécessités du ménage et elle souhaite ainsi abandonner ses travaux de couturière. Arlette Farge décèle ici une forme de révolte individuelle contre sa condition d’artisane et de femme d’artisan. Sa révolte se nourrit de l’exemple des aristocrates mondaines et oisives dont elle cherche désespérément à imiter le mode de vie. Mais cette imitation d’un mode de vie et d’une classe sociale n’est pas synonyme d’ascension sociale. Il n’y a, à l’époque, aucune possibilité pour une femme appartenant à la petite élite des milieux populaires de s’extraire de sa condition, les frontières de classe mais aussi de statut s’avérant rédhibitoires. Madame Montjean ne peut que se heurter à une barrière sociale, sur lequel elle butera tel un papillon arrêté par une fenêtre devant la source de lumière convoitée.

Cette révolte qui prend la forme d’un mimétisme prend ainsi un tour à la fois pathétique et dramatique et la prose de monsieur Montjean, volubile et nerveuse, tour à tour minutieuse et confuse, montre bien les impasses qu’il constate. Madame Montjean n’écumera pas les bals mondains des riches hôtels particuliers parisiens mais les estaminets et les tavernes. Elle ne fréquentera pas des libertins raffinés mais des semi-ratés et des parasites voyant là une occasion de boire et de manger à peu de frais. Elle se rougira le visage si outrancièrement que ce n’est pas l’allure des comtesses et des duchesses qu’elle suggérera, mais celle des filles de joie.

Il y a chez elle une sortie d’impulsion folle qui la voit alterner les remords publics et les rechutes vers des soirées d’orgie dont elle revient ivre dans des fiacres de mauvais acabit au bras d’intrigants douteux, avant de vomir ses tripes puis de s’effondrer sur sa couche. Le mari la reprend le jour suivant, la morigène, la femme monte le ton, la dispute éclate… mais rien ne change sur le fond. À un moment elle s’inquiète des comptes du ménage dont elle dilapide l’argent, puis vide le cellier quelques jours plus tard avec ses amis. Elle semble s’amender, puis intercepte une lettre de change destinée à son mari pour s’acheter aussitôt la robe qu’elle convoite tant. Y aurait-il chez madame Montjean une volonté inconsciente de détruire un ménage dont elle ne peut plus supporter la médiocrité ?

Marcher ou prendre le fiacre

La petite aisance des Montjean ne permet pas à ces frasques de s’éterniser. D’abord parce que pour l’équilibre de ses comptes, le ménage a besoin des revenus de la femme. Il y a une réalité trop souvent oubliée du travail féminin dans les classes populaires, notamment urbaines, qui apparaît clairement dans le livre. En outre c’est la posture raisonnable et modeste que se doit d’afficher un artisan qui est remise en cause. Ainsi monsieur Montjean porte des habits soignés mais sans extravagance, il ne prend pas le fiacre ou la calèche mais marche, même jusqu’à Gisors. Or, l’attitude scandaleuse de sa femme brise autour de lui cette image de sérieux, gage aussi des commandes qu’on peut lui faire. Pour finir, les dépenses inconsidérées de la femme vont à terme amener sa ruine. Et ses escapades qui la voit délaisser le foyer par une espèce d’attirance compulsives pour le dehors, lieu par excellence de son émancipation, perturbent le fonctionnement de la maison puisqu’elle délaisse ses enfants.

Dans cette situation, la déchéance du couple prend une forme renversée par rapport au modèle classique puisqu’ici ce n’est pas l’homme qui est dangereux par ses frasques nocturnes, mais la femme. Monsieur Montjean s’avère donc très démuni. Ses réactions hésitantes voire contradictoires sont l’occasion pour Arlette Farge d’étudier les moyens de coercition envers une femme récalcitrante en ce temps-là. La solution de l’enfermement au couvent est connue et pratiquée. C’est ce que conseille d’ailleurs son beau-père à monsieur Montjean. Mais homme d’une autre génération et mari attaché d’une certaine manière à cette épouse qui se perd, l’artisan n’arrive pas à s’y résoudre. Et puis le commissaire de police qu’il rencontre l’en dissuade : obtenir une lettre de cachet du roi pour enfermer son épouse serait malvenu dans ce contexte. L’intervention royale dans une telle affaire ne semble plus de mise en cette fin de XVIIIe siècle. Quant à la séparation des biens, elle existe bien, mais elle serait symboliquement dure à admettre. De la sorte le mari et la femme semblent être dans deux impasses, certes totalement différentes, mais des impasses toutefois.

Quand Arlette Farge clôt son livre, elle annonce qu’elle ne connaît pas et qu’on ne peut connaître la fin des événements. Les « vies minuscules » de monsieur et madame Montjean se sont perdues dans l’anonymat de l’histoire après en être sorties fugitivement. On ne saura jamais si le ménage s’est retrouvé ruiné, si l’épouse s’est assagie ou si elle a finalement été enfermée. Mais les deux années de vie du couple Montjean qu’Arlette Farge a exhumé de l’oubli constitue une formidable expérience humaine : de l’insignifiance apparente elle a dégagé la force des tourments et le drame latent des situations. À lire La révolte de Mme Montjean, on se prend d’empathie, de sympathie ou de répulsion pour les personnages un peu à la manière d’un roman. Arlette Farge n’est pas qu’une grande historienne du XVIIIe siècle, elle l’est aussi du sentiment humain qu’elle chercher, explore voire ressuscite de la plus belle des manières.

Baptiste Eychart

Arlette Farge, La révolte de Mme Montjean. 
L’histoire d’un couple d’artisans au siècle des Lumières

Éditions Albin Michel, 2016, 14,50 euros, 2016.


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