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Cuisine et politique

Publié le 20 juin 2008 par Anonymeses

Max-Jean Zins. Cuisine et politique en Inde. La politique culinaire des Kayasthes, caste de scribes, Revue française de science politique, 1998, n° 3, pp. 409-436. A lire ici

Trois cuisines, trois « cuisines-monde » au sens où Fernand Braudel parle d'économie-monde pour la Méditerranée, c'est-à-dire « d'univers en soi », se côtoient en Inde. La première et la plus importante est hindoue. Elle est en quelque sorte l'Inde elle-même, elle la cristallise et la résume. Elle a la profondeur temporelle de plus de trois millénaires. La seconde, plus récente mais également très significative car riche de plusieurs siècles d'histoire, est musulmane. Dans le Nord de l'Inde, elle arrive en puissance en 1526 avec un roi chassé d'Asie centrale, Babur, qui jette les fondations du deuxième Empire le plus grand de l'Inde : l'Empire moghol. La troisième, enfin, est britannique, c'est-à-dire d'essence européenne.

La caste de scribes, des Kayasthes sert de point nodal de réflexion à Max-Jean Zins pour analyser des « transactions et des tensions politico-gastriques induites par le choc des cuisines hindoue et musulmane » Le mot cuisine est ici entendu en son sens le plus riche possible, puisque sont considérés la préparation des aliments, la cuisson (tant du point de vue de son mode que de son lieu, la cuisine proprement dite) et les manières de table.

La thèse de l’article est la suivante : les Kayasthes développèrent, au contact des musulmans, le goût d'une cuisine syncrétique, qui marque l’essor du mouvement d'indépendance nationale. « Cette cuisine put devenir un idiome politique contribuant à conforter le rôle et la place des Kayasthes dans le nouvel ethos de l'Inde contemporaine ». Les Kayasthes sont situés à l'intersection des mondes culturels hindou et musulman, et leur caste va se trouver conduite à développer les prémisses d'une politique culinaire syncrétique.

Les Kayasthes, situés comme d'autres à l'interface des cultures hindoue et musulmane, se trouvent de surcroît placés dans une position particulière par rapport aux hautes castes de leur communauté ; c'est cette double caractéristique qui est à l'origine de leur fonction politique syncrétique, qu'explicite leur cuisine. À l'origine, en effet, les Kayasthes constituent une caste de service, ran­gée dans la dernière varna des Shudras. Formant une caste de scribes, les Kayasthes n'en constituent donc pas moins une basse caste. Ce n'est, semble-t-il, qu'à une époque relativement récente qu'ils bénéficient des retombées valorisantes inhérentes à leur fonction intellectuelle et à leur savoir. Sans nul doute, elles étaient anciennement tenues en subordination par les Brahmanes à une époque ancienne. Avec le développement de la grande administration moghole, puis britannique, les Kayasthes vont toutefois trouver les moyens de mettre le service, et le savoir-faire intellectuel, au service de leur ascension sociale, tant dans le champ des représentations de la communauté hindoue que dans celui de la communauté musulmane.

Les Kayasthes vont tendre à se « sanskritiser », c'est-à-dire à revendiquer une place plus élevée dans l'échelle sociale et symbolique des castes, quand ils le peuvent, ils vont prétendre faire partie de la caste des Kshatryas, comme si l'honneur de côtoyer le pouvoir politico-administratif devait rejaillir sur leur condition de caste et les faire passer dans les rangs des « guerriers ». La seconde tactique consiste en un processus qualifié par l’auteur d'« ashrafisation ». Au contact des princes et potentats moghols dont ils deviennent les commis aux écritures ou à l'étiquette, puis par extension les « fonctionnaires » et « hauts fonctionnaires », adoptent des conduites sociales et des comporte­ments mondains leur permettant de bénéficier des avantages symboliques liés à leur emploi ou leur charge et induits par leur proximité avec le pouvoir d'État musulman. Tout se passe donc comme si les Kayasthes étaient impliqués dans un double processus d'« anoblissement » : d'une part vis-à-vis de leur propre communauté hindoue, d'autre part vis-à-vis de la communauté musulmane.

D'une part, par nécessité professionnelle et mimétisme de comportement avec le souverain musulman, le côtoiement des Cours et des autorités mogholes incite les Kayasthes, dont certains affectionnent d'ailleurs particulièrement le port de la tunique sherwani et l'usage de la pipe à eau, à adopter certaines mœurs culinaires musulmanes. On le voit dans la façon dont ils développent leur goût pour le kebab. On le note aussi dans certaines préparations culinaires impliquant l'utilisation d'ail, de viandes farcies, d'abats (foie ou rognons) ou de ko/ta non végétarienne, agrémentant, par exemple, les œufs. On l'observe dans leur attirance pour des desserts sucrés d'origine musulmane, comme les jalebis, sorte de beignets frits présentés sous forme de colimaçon que l'on retrouve en Turquie, en Iran et dans tout le Moyen-Orient. On le remarque, enfin, dans l'attrait que les restaurants non végétariens représen­tent pour maints Kayasthes.

D'autre part, la reprise des pratiques culinaires du pouvoir politique dominant fait rejaillir sur celui qui s'y livre un peu de l'aura de ce pouvoir, et ce dans le cadre de la culture politique moghole marquée par l'importance du mythe de l'incorporation comme mode symbolique d'exercice du pouvoir. La cuisine moghole rompt avec les principes du cuire et du manger hindous. Le prestige de certains mets, notamment les confiseries, est rehaussé par une très fine couche de papier d'argent qui les agrémente, sans conséquence pour le goût, mais étincelante et agréable à l'œil. La volaille rôtie et le gibier, symboles de chasse, de force et de pouvoir, sont très appréciés. Bref, cette nouvelle cuisine, qui participe de l'autorité de ses maîtres, vise à la refléter. Les Kayasthes, en adoptant certaines de ses pratiques, soulignent par là même l'importance de leur nouveau statut politique et social. Il le font d'autant plus aisément qu'ils sont conduits, de par la nature de leurs occupations, à vivre plus en milieu urbain qu'à la campagne, l'anonymat et le relatif cosmopolitisme des villes réduisant la visibilité des souillures que représentent les dérogations faites au cuire et au manger hindous.

Max-Jean Zins perçoit une différence genrée importante dans l’adoption par les Kayasthes de ce syncrétisme culinaire. Les femmes étant en Inde « les grandes dépositaires de la tradition culinaire », elles semblent comparativement plus conservastrices que leurs maris. Moins en contact avec le monde urbain, placée sous la dépendance de sa belle-mère, l’épouse est attentive à maintenir les traditions familiales hindoues, d'autant plus « spontanément » que son accès à la culture musulmane reste plus limité que celui de son mari ; ainsi, contraire­ment à lui, elle ne parle ni ne lit généralement le persan. Elle compense donc, par l'observance des règles de la cuisine orthodoxe, la conduite relati­vement erratique de son mari sur le plan culinaire. Ce faisant, elle exerce une fonction constante de rappel à l'ordre ou d'ancrage de la famille dans le monde des valeurs hindoues.

L’auteur confère à la cuisine Kayasthe une fonction de laïcisation dans l’Inde moderne. Leurs habitudes alimentaires « s'inscrivent au cœur de la problématique laïque du nouvel État indien en gestation ». Les Kayasthes, sont en mesure d'exercer une fonction de premier plan dans la définition et la mise en œuvre des nouvelles idées de l'Inde moderne. De par leurs professions héritées de leur lointain passé de scribes, ils occupent une place stratégique dans le développement de la politique indienne indépendante.

Bénéficiant pour la plupart d'un niveau d'éducation et de connaissances nettement plus élevé que l'immense majorité du peuple, disposent à l'indépendance d'une influence dans la vie sociale et politique de leur pays importante, ils contribuent à façonner les idées du monde urbain. Dès lors, leur comportement culturel, en l'occurrence alimentaire, ne peut que jouer un rôle phare dans la vie politique nationale. Leur syncrétisme culinaire les signale à l'attention du public et des élites politiques. Il sert à illustrer une politique autant qu'à lui servir de réfèrent. Il contribue égale­ment à donner aux Kayasthes le sentiment d'appartenir à un même corps, celui, prestigieux, d'une élite politico-administrative chargée de mettre en œuvre la grande politique nehruiste de l'après-guerre. Nombre de Kayasthes commentent d'ailleurs leur cuisine lors de conversations privées en n'hési­tant pas à souligner avec fierté, à leurs proches ou leurs amis musulmans, leur goût pour les préparations culinaires indo-persanes, symbole à leurs yeux d'esprit d'ouverture et de tolérance.

par Frédérique


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