C'est la vieille Yaya qui m'avait dit de ne pas bouger, de ne rien dire, de rester silencieux. Je suis un Dadjo-Tāgu. Je suis fier. Je reste fier, le vieux Kamal me disait que la fierté te rapportait plus qu'un troupeau de chèvres. Je suis né dans le Djebel Marra, mais je ne me souviens plus, je me souviens seulement de la vieille Yaya qui me disait au camp d'Al-Fashir de ne pas bouger, surtout ne pas bouger, ne pas parler, ne pas bouger, si je voulais vivre. Ce sont mes derniers souvenirs. Après je n'ai plus bougé, personne ne m'a plus jamais vu, personne ne m'a remarqué.
Je suis là, je respire, j'ai survécu. Je ne sais pas où je suis. Je ne me souviens pas de la mer, je ne me souviens pas d'avoir marché, je ne me souviens pas du camp, j'entendais le mot "Jungle... Calais", je n'entendais rien en vérité, mes pieds m'ont portés, j'ai marché toute ma vie depuis le jour premier. Un Tāgu marche douze heures au soleil, grand soleil, sans s'arrêter, il a un petit caillou sous la langue pour tuer la soif, il sait marcher un jour, plusieurs, dans le feu du soleil.
Dans le Marra, je ne me souviens plus du Marra, il y eût des cris dans le lointain, un avion surgissant de derrière la mère des dunes, une grande lumière jaune et rouge. Les miens étaient comme le bois d'acacia dans le feu, après le feu, noirs, lisses, ma petite soeur, tous, rien que du bois brûlé.
Calais. J'ai trouvé un carnet dans la boue de la jungle, je l'ai fait sécher, j'ai un crayon, je sais écrire, j'en suis fier, je suis fier d'être un Dadjo-Tāgu, je le resterai jusqu'à ce que mon coeur arrête sa marche au soleil, je suis fier que Zam-Zam ma mère m'ait appris à écrire. J'écris sur mon carnet aujourd'hui. Il y a un panneau en fer, je l'ai touché, et du blanc, du noir, du rouge aussi, de belles et étranges lettres, j'écris :"Chanterelles-les-Bois". Des gens près de moi disent avec inquiétude "Bourgogne".
J'entends dire qu'on est arrivé. On est une dizaine dans ce grand bus qui vient de s'arrêter, mais personne ne m'a vu car je suis invisible depuis Al-Fashir. Je voulais vivre, je voulais tellement vivre. J'entends des gens qui parlent doucement, qui ont un timbre de voix amical. L'un me prend par la manche pour me dire que c'est là, que je peux m'installer, poser ma poche en plastique qui est mon sac. Dehors c'est étrange, c'est vert et clair, transparent presque, beaucoup d'herbe, j'entends de l'eau courir pas loin, je la sens, je sens l'odeur d'un troupeau inconnu aussi, ce ne sont pas des chèvres, ces bêtes sont plus grandes, je ne les vois pas, il me tarde de les voir, elles semblent amicales, elles donnent du lait, je le sens, je le sais. Je veux vivre. Un Tāgu aime porter son nom, aime vivre, aime les bêtes qui donnent du lait, avec le lait on peut nourrir ses enfants, je sens la vieille Yaya, ma mère Zam-Zam proches. Très proches. Je vais me laisser voir. Je veux vivre.