Les canons de Mossoul me réveillent ce matin, comme jadis le firent les béliers de Ṣalāḥ ad-Dīn Yūsuf frappant sur les portes de Chastel Blanc. Énorme Boum boum boum boum boum boum… ça ne semble jamais s’arrêter, ça te remplit la tête de feu, de fièvre, de rage et d’effroi. De Chastel Blanc, je voyais la Méditerranée, Tripoli, la fabuleuse plaine d'El-Bukeia le Krak des Chevaliers, l’éternité, tant qu’il n’y eût pas la guerre. Mossoul était au Nord, au-delà de l’Euphrate et du Comté d’Édesse, loin. Éternité.
L’éternité c’est facile à imaginer pour un homme. Une année peut sembler éternelle. Le royaume de Jérusalem dura deux cents ans, éternité pour le petit homme que je suis, qui rêve, à moitié endormi, les coudes appuyés sur la haute muraille blanche de Chastel Blanc. Les reflets de la mer me bercent à moments, je rêve, de France, de vin, de fromage et des torrents de mon pays mais je suis bien. La soie de mon épée transpire, les pas même quatre livres du bon acier de ma Montagne Noire me semblent tonnes, très haut, un couple de faucons joue dans le vent. Éternité.
Deux cents ans seulement, l’impression d’immuabilité, de pérennité, pour les petits hommes, impression d’éternité, oui, et aujourd’hui si je regarde deux cents ans en arrière, l’année dernière c’était Waterloo, ces foutus anglais et portugais ont ravagés Orthez peu avant, poussés jusqu’à Amou, bousculés et battus des hommes, pillés quelques fermes, bu jusqu’à plus soif dans les dix auberges du village, les filles ont dû se cacher dans le bois d’Amou, dans les broussailles épaisses près des méandres du Leuy de Gaujacq pour échapper à ces soudards. Éternité deux cents ans ? Rien, pichenette, clin d’œil du temps, du vrai temps, celui qui posa deux cents millions d’années sur les écailles des dinosaures, pichenettes que celui-là aussi à l’échelle des temps géologiques...
Il y a deux cents ans, pas de voitures, pas d’avions, pas d’ordis, pas de stylo bille, pas de papier cul, pas de Doliprane, les canons des Mossoul d’alors, piètres caronades. Tout se répète, Mossoul d’hier et celui d’aujourd’hui. L’homme que j’étais, bâillant, sur la muraille brûlante mais si belle de Chastel Blanc s’endort aujourd’hui en se demandant pourquoi ? Pourquoi la mer est si belle, si bleue, au large de Tripoli, comment ce couple de faucons est-il arrivé si haut, installé dans le vent, comment leurs cris se répondant, si haut, arrivent encore jusqu’à moi ?