Magazine Politique

Romain Felli: «Au lieu d’être un obstacle pour le capital, le réchauffement climatique lui permet de s’étendre à de nouveaux secteurs»

Publié le 02 novembre 2016 par Blanchemanche
#capitalismeclimatique #réchauffementclimatique
Par Catherine Calvet 

Dessin Christelle Enault

Dans son dernier ouvrage, le géographe et politiste suisse Romain Felli met en lumière l’idée de «capitalisme climatique»: au lieu de lutter contre le réchauffement, les multinationales et les Etats optent pour une logique d’adaptation des sociétés humaines face à la dégradation croissante de l’environnement. Une tendance perceptible depuis les années 70.

Romain Felli: «Au lieu d’être un obstacle pour le capital, le réchauffement climatique lui permet de s’étendre à de nouveaux secteurs»Les îles de l’archipel Salomon, dans le Pacifique, disparaissent presque en direct, la province de l’Alberta au Canada n’en finit pas de brûler depuis le 1er mai… Y a-t-il une réelle volonté des Etats et des sociétés d’enrayer le réchauffement climatique ? Géographe et politiste suisse Romain Felli en doute et voit plutôt se profiler, depuis des années, une logique d’adoption qui servirait un «capitalisme climatique». Dans un essai percutant, la Grande Adaptation : climat, capitalisme et catastrophe, il met en lumière ce qu’il estime être un renoncement.
En introduction de votre livre vous reprenez une formule de l’historien et sociologue américain Jason Moore qui préfère le terme de «capitalocène» à celui d’«anthropocène»…
Le terme d’anthropocène signifie que nous traversons une ère où les êtres humains dans leur ensemble seraient devenus une force géologique agissant sur la planète Terre. Nous serions tous, en tant qu’espèce, également responsables des crises écologiques. Or, une telle vision efface complètement les responsabilités incomparables des différents peuples et des différentes classes sociales. Pire, elle empêche de comprendre la nature de l’économie-monde capitaliste et de son écologie particulière depuis près de cinq siècles.
La crise climatique serait donc davantage une crise de la manière capitaliste d’organiser la nature ?
Depuis la révolution industrielle, et le choix des énergies fossiles, les industries capitalistes contribuent à relâcher des quantités phénoménales de gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui provoquent des bouleversements considérables. Or, ces changements climatiques déstabilisent en retour les conditions dans lesquelles les entreprises fonctionnent, en renchérissant, par exemple, le coût de reproduction de la main-d’œuvre. Mais plutôt que de chercher à réduire les émissions de gaz à effet de serre, une fraction de la classe capitaliste plaide pour que les sociétés s’adaptent constamment à la dégradation croissante de l’environnement.
Les négociations internationales sont-elles le reflet de cette renonciation ?
C’est très clair quand on examine les conférences internationales qui se sont déroulées ces trente dernières années. Au sommet de la Terre à Rio, en 1992, déjà tous les Etats, y compris les Etats-Unis, reconnaissaient l’existence d’un réchauffement climatique dangereux et la nécessité de le limiter. Or, que constatons-nous un quart de siècle plus tard à la COP 21 de Paris ? Les mêmes grandes déclarations larmoyantes, mais aucune réduction contraignante des émissions de gaz à effet de serre. En matière de réduction, nous en sommes quasiment au même point qu’il y a vingt-cinq ans, par refus de s’attaquer au pouvoir des entreprises pétrolières. Par contre, on peut constater dans ces mêmes cercles internationaux une montée en puissance de l’objectif d’adaptation aux effets du réchauffement climatique.
C’est ce que vous nommez la «grande adaptation» ?
On s’interroge de plus en plus sur les moyens de rendre les effets de ce réchauffement climatique acceptables. Au lieu d’être un obstacle pour le capital, le réchauffement climatique lui permet de s’étendre à de nouveaux secteurs, notamment dans les pays en développement. Récemment encore, le secrétaire général des Nations unies dans une initiative pour la «résilience climatique» préconise un système de «micro-assurances» très libéral : ce n’est plus une solidarité nationale via l’Etat qui protège les petits paysans face aux mauvaises récoltes induites par les changements climatiques, mais les assureurs privés.
Cette idée de «l’adaptation» n’est pas nouvelle, elle était déjà perceptible dans les années 70…
Dès cette époque, des climatologues et économistes américains expliquent en effet qu’il n’est pas réaliste de vouloir s’opposer aux entreprises liées au système pétrolier. Et certains réfléchissent aux moyens de survivre en l’absence d’une baisse des émissions des gaz à effet de serre et donc aux façons de s’adapter, par exemple en planifiant des réserves de grain pour répondre aux famines prévisibles, ou en encourageant la recherche agronomique pour qu’elle développe de nouveaux plants plus résistants aux variations climatiques.
Cette théorie de la grande adaptation reflète aussi un certain malthusianisme…
Quand Malthus écrit son essai sur le principe de population en 1798, il y décrit le décalage entre la croissance de la production alimentaire et la croissance démographique. La population augmente beaucoup plus vite que la production de denrées alimentaires. Les pauvres qui ne contrôlent pas les naissances créent ainsi, eux-mêmes, les conditions de leur propre pauvreté. Ces explications conservatrices ont perduré tout au long du XIXe et du XXe siècle. Et cette idée connaît une nouvelle jeunesse avec l’émergence d’une pensée environnementaliste dans les années 50 et 60. La plupart des auteurs passés aujourd’hui à la postérité, comme les initiateurs de la pensée environnementaliste globale tel Fairfield Osborn ou Paul Ehrlich, sont des malthusiens militants : pour eux la surpopulation de la planète est la principale explication de la dégradation de l’environnement.Or le malthusianisme écologique produit une biologisation du social : il dépolitise les questions économiques comme les questions écologiques. Il a par exemple servi en réaction aux luttes de libération nationale des pays du Sud. Les pays nouvellement décolonisés, souvent dirigés avec une orientation socialiste, ont été désignés comme incapables de contrôler leurs populations et leurs ressources. L’intervention de pays impérialistes dans leurs affaires internes a ainsi parfois été justifiée au nom de l’environnement.
Vous montrez que les économistes vont aussi participer à la formulation et la diffusion de cette notion d’adaptation…
Un économiste néolibéral, comme Thomas Schelling - futur prix Nobel d’économie - s’intéresse aux dimensions sociales et économiques des changements climatiques, dès le début des années 80. Selon lui, il faut tenir compte des capacités d’adaptation des sociétés humaines face aux changements climatiques, comme d’ailleurs face à tout type de changement. Plutôt que de se focaliser sur la réduction des sources de pollution, il préconise de jouer sur les capacités humaines à accompagner les transformations globales. Ce sont donc les économistes qui vont tirer le discours environnementaliste vers celui de la grande adaptation. Les néolibéraux vont surtout conditionner ce principe à la flexibilité. Il faut, argumentent-ils, que les sociétés soient souples pour surmonter catastrophes naturelles et autres changements climatiques à venir. Plus une société fonctionnera selon une logique de marché, mieux elle s’adaptera. Ils vont donc préconiser le «moins d’Etat», moins d’administration publique et moins de contraintes d’ordre socio-économique. Cette argumentation va se mettre en place au cours des années 80. Sa traduction la plus frappante sera la reconstruction de La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, en 2005. La ville sera reconstruite pratiquement sans services publics et pour une population de classes moyennes supérieures blanches. Avant Katrina, La Nouvelle-Orléans était pourtant une des villes américaines avec le plus fort taux de scolarisation d’enfants en établissements publics. Depuis la catastrophe, il ne reste plus qu’une majorité d’écoles privées. Une catastrophe permet ainsi une désorganisation du politique. Plus efficaces, les acteurs privés se substituent à l’Etat et suppriment, par leur intervention, la plupart des acquis sociaux dans la santé ou l’éducation.
Vous reprenez une phrase de Naomi Klein selon laquelle le mouvement néolibéral est arrivé au pire moment pour la planète, au moment où justement nous avons besoin de régulation afin de lutter contre le réchauffement climatique…
Les néolibéraux se sont en effet appliqués à détruire toute capacité de réaction et de contraintes des Etats. On le voit aujourd’hui en terme de libéralisation du commerce international avec par exemple les négociations en cours pour le Tafta (traité transatlantique). Nous traversons une période historique où les très grandes entreprises, les multinationales ont souvent une richesse accumulée supérieure à celle des Etats souverains. Elles ont donc les coudées franches pour agir au niveau global en s’affranchissant des règles démocratiques, par exemple pour l’extraction des minerais et pour accéder aux énergies fossiles. L’affaire récente des «Panama Papers» démontre une fois de plus comment ces multinationales échappent aux fiscalités nationales. Avec le climat, c’est au moment où on réalise la gravité de la situation que l’on s’aperçoit aussi que nous nous sommes privés de nos moyens d’action et de réaction.
Photo Astrid Di CrollalanzaCatherine Calvethttp://www.liberation.fr/debats/2016/05/13/romain-felli-au-lieu-d-etre-un-obstacle-pour-le-capital-le-rechauffement-climatique-lui-permet-de-s-_1452478La grande adaptation : Climat, capitalisme et catastrophe de Romain Felli. Seuil, 234pp., 18 euros

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Blanchemanche 29324 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines