Du 11 au 30 novembre prochain, au Fulton Market (South Street Seaport, New-York), se tiendra le championnat du monde d’échecs 2016. Cette rencontre opposera, dans un match de 12 parties, le champion du monde en titre, le norvégien Magnus Carlsen, à son challenger, le russe Sergueï Karjakin, trois jours seulement après la tenue des élections présidentielles américaines.
Les enjeux sportifs, médiatiques, économiques et géopolitiques de cet événement seront, à bien des égards, considérables.
Ce sera tout d’abord le plus jeune championnat du monde d’échecs de tous les temps par l’âge cumulé des joueurs, âgés respectivement de 25 et de 26 ans, ce qui en fera déjà un événement historique. À noter par ailleurs que les deux rivaux sont chacun détenteur d’un titre de précocité : plus jeune grand maître de tous les temps pour Karjakin (titre obtenu en août 2002 à l’âge de 12 ans et 7 mois), troisième plus jeune grand maître de l’histoire pour Carlsen (titre obtenu en avril 2004 à l’âge de 13 ans, 4 mois et 22 jours).
La couverture médiatique de l’événement promet d’être exceptionnelle et sans précédent. En effet, la société Agon et son PDG Ilya Merenzon, partenaire commercial de la Fédération internationale des échecs (FIDE) et organisateur de l’événement en tant que propriétaire des droits de commercialisation du championnat du monde d’échecs, supervisera la retransmission en direct du match en plusieurs langues, via un site internet dédié avec plate-forme compatibles pour tablette ou smartphone. Par ailleurs, le match sera un « test drive » pour le marché VIP du jeu d’échecs, avec notamment l’offre de billets corporatifs. Marketing oblige, des célébrités, politiciens et organismes locaux de bienfaisance seront invités à jouer le premier coup dans chaque partie.
Le profil des deux adversaires ne manquera pas d’apporter une couleur particulière au match, avec l’opposition de deux styles, voire de deux symboles. D’un côté Magnus Carlsen, le champion du monde en titre, sosie de la star américaine de cinéma Matt Damon, qui a tout du jeune athlète starifié dans l’air du temps, sexy et à la page ; de l’autre, Sergueï Karjakin, le challenger au style plus classique et discret, dans la continuité des grands champions d’échecs russes, jugé « moins commercialisable pour un public américain » dès sa qualification, notamment en raison de ses prises de positions politiques sur lesquelles nous reviendrons.
Mais au-delà de ces considérations purement sportives et médiatiques propres à l’événement, celui- ci pourrait aussi prendre une dimension plus large dans le contexte d’une mutation des échecs de très haut niveau, mais surtout dans une période charnière dans les relations internationales.
Vers une mutation des échecs de haut niveau
De nombreux efforts sont faits pour rendre les échecs plus médiatiques et plus « sexy » : l’image du joueur d’échecs de haut niveau tend à évoluer, un phénomène de vedettariat se mettant progressivement en place. Un certain « jeunisme » est mis en avant, le dress code tend à devenir plus décontracté et « tendance », avec des tenues faisant apparaître des noms de sponsors. À l’image de n’importe quel sportif de haut niveau, le champion d’échecs doit désormais donner de nombreuses conférences de presse, s’entourer d’agents et de managers en tout genre et être présent et actif sur les réseaux sociaux. Cette mise en scène du joueur tranche radicalement avec la discrétion, voire l’érémitisme, de la plupart des grands joueurs de l’école classique, russes pour l’essentiel.
Depuis moins d’une dizaine d’années, la suprématie historique de la Russie et des anciennes républiques de l’Union soviétique telles que Azerbaïdjan, Arménie ou Géorgie au plus haut niveau est en recul progressif au profit de certains grands émergents (Chine, Inde), de certains pays d’Europe de l’Ouest, et, surtout, des États-Unis, qui font une entrée fracassante dans le Top 10 mondial entre 2014 et 2016, avec trois joueurs respectivement classés numéros 3, 6 et 7 sur la liste du 1er octobre 2016 (en 2006, le meilleur joueur américain n’était classé que numéro 20 mondial).
De facto, la prépondérance de la Russie dans les grandes institutions échiquéennes (FIDE en tête) et dans l’organisation des grandes rencontres internationales, est de plus en plus contestée. Les élections pour la présidence de la FIDE 2006, 2010 et 2014 (sur laquelle nous reviendrons) ont vu s’affronter deux modèles de gestion, dont l’un faisant logiquement du rapatriement des échecs vers l’Ouest une priorité.
Les États-Unis, pourtant sans réelle tradition échiquéenne, tendent depuis 2013-2014 à devenir un acteur incontournable des échecs de très haut niveau. Beaucoup d’argent est investi pour le développement du jeu grâce à d’importantes initiatives privées, avec par exemple, la Sinquefield Cup, un tournoi organisé chaque année qui réunit les meilleurs joueurs du monde, à la couverture médiatique exceptionnelle, créé en 2013 par l’homme d’affaires Rex Sinquefield, fondateur du Chess Club and Scholastic Center de Saint-Louis (Missouri), ou encore, le Millionaire Chess Open, le tournoi open à la plus grosse dotation de l’histoire avec un million de dollars garantis, organisé depuis 2014 par la société Millionaire Chess (MC). Enfin, de gros efforts ont été faits – probablement financiers – pour convaincre le jeune prodige philippin Wesley So (22 ans et actuel numéro 7 mondial), étudiant aux États-Unis, ainsi que Fabiano Caruana (24 ans, bi-national italo-américain et actuel numéro 4 mondial), à rejoindre (respectivement en 2014 et 2015) la Fédération américaine des échecs et son équipe nationale. Mais la plus grande consécration de ces efforts aura logiquement été la victoire « historique »1 de cette même équipe nationale des 42èmes Olympiades d’échecs 2016, organisées à Bakou (Azerbaïdjan) en septembre dernier, devant l’Ukraine et la Russie.
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