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Intelligence humaine, intelligence artificielle : des vases communicants ?

Publié le 05 novembre 2016 par Blanchemanche
#AxelKahn
5 novembre 2016
INTELLIGENCE HUMAINE, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : DES VASES COMMUNICANTS ?
L’histoire de l’humanité est parallèle à l’accroissement des possibilités et des compétences humaines par l’utilisation et le perfectionnement d’outils dont l’idée et l’usage définit les premiers hommes ; Il y a deux millions d’années, Homo habilis est déjà un Homo faber. Dès qu’ils conquirent la rationalité scientifique, nos semblables s’en servirent aussitôt pour accroitre les potentialités de leur outillage, démultipliant les pouvoirs de la main jusqu’à créer des machines-outils robotisées dont les performances sont telles que l’homme impressionné a renoncé à rivaliser à mains nues avec elles. Plus tard, ce sont les outils destinés à accroitre le pouvoir de l’esprit qui furent développés, des premiers bouliers au remarquable essor moderne des outils informatiques, des ordinateurs et des logiciels. L’accroissement sans limite des capacités de stockage des données, la puissance des algorithmes qui les exploitent, le développement impétueux de l’intelligence artificielle, leur mobilisation, avec la micro-électronique, pour la mise au point de robots de plus en plus performants, en constituent une forme de triomphe. Et pourtant !
La tradition intellectuelle est de privilégier la créativité, la subtilité, l’élégance, tout ce qui témoigne de la magnificence de l’esprit humain. Or, les « machines à penser » auxquelles ont abouti ces traditions procèdent de principes tout différents fondés sur la puissance du quantitatif et sur sa supériorité dans un nombre croissant de tâches sur le qualitatif. Les biologistes ne devraient pas en être étonnés ; dans le domaine de l’évolution du vivant aussi, qui a disposé de milliards d’années et agi sans aucun plan préétabli par essais-sélections aléatoires et innombrables, les êtres sont mieux adaptés à leur environnement qu’ils ne le seraient sans doute s’ils étaient chacun l’œuvre d’un créateur qui se serait efforcé de les façonner en fonction de l’usage qu’il en attendait. Le trio redoutable des « Big-data », des algorithmes et de l’intelligence artificielle, leur capacité à contrôler des robots incroyablement habiles et polyvalents, l’emporte haut la main sur les qualités traditionnelles de l’esprit humain pour cloner un gêne, connaître les goûts et prédire les comportements des consommateurs, prévoir et suivre l’émergence d’une épidémie, faire un diagnostic, établir un pronostic, hiérarchiser les avantages et les inconvénients de stratégies alternatives, l’emporter aux échecs ou au jeu de go, etc. De semblables performances sont impressionnantes, intimidantes, même.
Or, les conséquences d’une intimidation de l’homme devant la puissance atteinte par ses outils à faire et par ses machines à penser, l’incitation qui en découle de ne pas rivaliser avec elles, ne sont pas du tout de même nature. Elles touchent au pouvoir de la main et du corps dans le premier cas, à celui de l’esprit dans le second. Or, l’homme a toujours considéré que sa spécificité résidait plus dans sa sphère mentale et psychique, dans ses capacités intellectuelles, que dans ses pouvoirs proprement physiques. Que serait une humanité qui, peu à peu, renoncerait à penser, en laissant l’essentiel de la charge aux systèmes qu’il a certes créés mais dont le champ des possibles augmente aujourd’hui de façon autonome ? Pour Descartes, nous sommes, nous autres humains, constitués de l’assemblage d’un corps-machine de type animal et d’une âme pinéale qui nous distingue des autres bêtes. Bien entendu, plus personne ne raisonne de la sorte, l’âme est aussi au corps et les animaux non-humains ne sauraient être assimilées à des machine ! Cependant, ne voilà-t-il pas que des machines sans aucune prétention de posséder une âme, machines qui ont été conçues grâce à nos capacités intellectuelles, l’emportent sur nous dans maints domaines il y a peu apanages de l’esprit ?
Une autre caractéristique du XXIème siècle est, dans tous les pays développés, une inversion de la tendance constatée depuis au moins la Seconde Guerre mondiale à l’augmentation progressive du « quotient intellectuel », le fameux QI dérivé des « échelles de Binet » de 1905. Elles avaient été établies à la demande du gouvernement par Alfred Binet et Théodore Simon, des psychologues de la Sorbonne, pour évaluer le développement intellectuel des enfants et prédire des difficultés scolaires. Dans les cinquante dernières années, le QI standard moyen, établi en pourcentage de la valeur médiane, progressait de 0,3 à 0,5 points tous les ans (effet Flynn). Or, depuis une quinzaine d’année, ce QI standard moyendécroit à la même vitesse qu’il augmentait auparavant. Les causes de cette disparition du bienheureux effet Flynn ne sont pas connues. Beaucoup évoquent un mécanisme toxique, en particulier l’effet délétère des perturbateurs endocriniens. Cependant, si ces agent sont sans doute responsables de la diminution progressive du nombre de spermatozoïde par millilitre de sperme, de pubertés précoces, peuvent intervenir dans la fréquence accrue des cancers du sein, leur rôle dans le développement de l’intelligence est moins documenté. Après tout, hommes, femmes, castrats et autres personnes dont les secrétions hormonales diffèrent du tout au tout ne se distinguent en revanche pas au plan de leur QI.
Je formule par conséquent une autre hypothèse qui découle de mes observations sur le remplacement progressif de nombres de tâches traditionnelles de l’esprit par le recourt aux machines. Il n’y a pas de doute qu’utiliser toujours un véhicule automobile pour se déplacer a pour prix le déclin inéluctable des performances à la marche à pied. De même, les bucherons qui abattaient les arbres à grands coups assénés avec leurs cognées étaient plus musclés que les conducteurs d’engins modernes utilisés de nos jours pour le défrichage et la déforestation. Faut-il alors s’étonner de ce que le remplacement du calcul mental par les mini-calculateurs, l’usage de moins en moins nécessaire de la mémoire pour accéder aux données, l’excellence de l’approche massivement quantitative des ordinateurs comparée à la subtilité jadis indispensable pour que l’esprit humain accomplisse les même tâches aboutissent à une forme de sous-entrainement des capacités potentielles de l’entendement, et en définitif à leur déclin progressif ?
Il n’y a décidément pas de doute : le pouvoir conquis par les humains grâce à leurs machines à penser, prélude au développement autonome de la puissance de ces dernières, mettent aujourd’hui la société au défi de se repenser elle-même, de s‘adapter aux considérables bouleversements qui sont d’ores-et-déjà inéluctables et d’y repenser la spécificité de l’humain, la place de son esprit.
Axel Kahn, le samedi cinq novembre 2016
http://axelkahn.fr/intelligence-humaine-intelligence-artificielle-vases-communicants/

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