The wrong man
To cast, en anglais, signifie littéralement « jeter » ou « lancer », et par extension, distribuer. D’où « casting », la répartition des rôles, et « the cast », l’ensemble de la distribution, la troupe. Ainsi, un acteur « miscast » dans un film, c’est une « erreur de casting » (avez-vous vu Vince Vaughn dans le remake de Psychose ?). Dans la vie, il n’est pas impossible pour ceux qui se trouvent à endosser le mauvais rôle de payer chèrement les malentendus du destin. Depuis le Don Quichotte de Cervantès au moins, les arts se sont emparés de la figure du antihéros tragiquement décalé.
Il est un réalisateur qui s’en est fait une spécialité ; il s’agit de Sam Peckinpah (1925-1984). Le cinéaste américain, de film en film, nous a donné une galerie de personnages qui ne sont pas à leur place, pas en harmonie avec le milieu qui les accueille. Ce thème qui domine toute son œuvre se décline sous des formes différentes.
Il y a d’abord le héros d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974), qui présente le cas du type qui n’est pas taillé pour le rôle qu’il espère jouer. Intrus dans la mauvaise société, Bennie est un minable sympathique qui se croit malin et refuse d’admettre qu’il ne fait pas le poids. En le regardant leur vanter un « bon coup », un truand perspicace souffle à son complice : « C’est un loser ». « Hey ! », proteste Bennie, « on ne peut pas perdre à chaque fois. » Deux heures plus tard, au terme d’une épouvantable hécatombe, Bennie, après avoir failli gagner un peu d’argent, aura perdu son amour et sa vie.
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At the wrong place
On découvre ensuite le personnage qui se trouve au mauvais endroit. C’est le cas, par exemple, dans les Chiens de Paille (1971) du mathématicien américain et de sa femme, confrontés à la concupiscence brutale des habitants d’un village reculé des Cornouailles. Le couple parviendra à s’échapper, car l’évasion géographique est encore possible. C’est une exception notable dans le cinéma de Peckinpah, qui se termine généralement mal pour ses principaux protagonistes.
Croix de fer (1977) nous offre une variation. Le caporal Steiner a un destin ambigu. La guerre l’emprisonne dans un rôle qu’il abhorre, mais la possibilité lui est offerte de partir à l’arrière, où une femme l’attend. Bien qu’il refuse d’en profiter, par solidarité virile pour ses camarades du front, — et c’est heureux, sans ça il n’y aurait pas de film — on peut quand même espérer que la fin des hostilités lui offrira une autre existence ; ce n’est pas certain, car la guerre abîme l’âme autant que le corps des combattants, et Steiner s’est beaucoup battu avec ses hommes.
Leur adversaire, ce n’est pas tant l’armée russe qui les pourchasse que l’officier prussien qui les commande, un pleutre guidé vers ce massacre par le rêve grotesque d’une décoration. La débâcle permet à ce caractère abject de prospérer un temps, malgré son incompétence. Steiner a de la morale, ou du moins il en avait quand la morale servait à quelque chose. Sur le front de l’Est, rien d’autre ne sert que de savoir tuer. Steiner tue. Parviendra-t-il à vivre en paix, lui qui a montré tant d’aptitude, et tant de dégoût, à survivre dans la violence ? Son fou rire, qui résonne à la fin parmi les tirs et les explosions, ressemble au rire d’un dément.
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At the wrong time
Chez Peckinpah, pas de héros aux yeux clairs lancé au secours des plus faibles. Ses bandits sont violents et consomment beaucoup d’alcool frelaté. Leurs efforts ne visent pas à jeter les bases d’un Etat, mais à jouir. L’attrait qu’ils exercent provient de ce qu’ils sont parfaitement libres et qu’ils méprisent le danger. Billy the Kid incarne à lui seul cet idéal d’une liberté hautaine et sauvage, et son assassinat par Pat Garrett, un ancien complice passé au service de l’ordre, donne au récit le caractère d’une tragédie.
Les hors-la-loi de Peckinpah, pour leur malheur, arrivent un peu trop tard. A la fin de Cable Hogue (1970) on contemple une diligence qui part d’un côté, et une moto avec side-car qui s’en va de l’autre ; cette divergence irrémédiable entre le passé et l’avenir, les cavaliers de la Horde Sauvage (1969) la pressentent aussi dans l’apparition troublante d’une voiture au milieu du désert mexicain. L’espèce, confrontée à cette évolution naturelle, doit s’adapter ou disparaître.
Rattrapés par l’ordre de la civilisation, et perdus au milieu d’une révolution mexicaine qu’ils ne peuvent pas se résoudre à rejoindre, les hors-la-loi de la Horde Sauvage choisissent de partir les armes à la main, dans un combat sans espoir : on ne s’évade pas du temps.
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Peckinpah a entretenu une relation spéciale avec le western parce qu’il entretenait une relation particulière, intime, avec l’Amérique de l’Ouest et ses mythes fondateurs. Nul doute que le cinéaste, descendant des pionniers, se voyait lui-même comme un homme né au mauvais moment, un siècle trop tard.
Tel son Junior Bonner (1972), lointain rejeton des aventuriers mythiques, Peckinpah est resté nostalgique d’une époque qu’il n’avait pas connue et qu’il a reconstituée à l’écran dans un esprit « libertarien » très américain, frotté de naturalisme transcendantal plutôt que d’anarchisme européen, et inévitablement réactionnaire par attachement excessif au passé.
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Sébastien Banse