#DELMASVIELJEUX #LaRochelle
PAR PHILIPPE BAROUX ET AGNÈS MARRONCLE

LA ROCHELLE NE S'ÉCRIT PAS SANS "LA DELMAS"
Le 1er mars dernier, l’armement marseillais CMA-CGM, son dernier propriétaire, rayait le nom de Delmas du monde maritime. Mais à La Rochelle la mémoire survit à l’acte de décès. Ici est née et a grandi cette compagnie, bien avant que ne soit creusé le premier bassin de la Pallice. Dans un hommage jamais rendu, l’exposition temporaire qu’inaugure le Musée maritime en ce début de mois de novembre raconte " La Delmas ", et donc la ville ; regard posé sur un pan méconnu de l’expansion économique rochelaise.
" Il ne s’agit pas de raconter ce qu’est une compagnie maritime, son fonctionnement. Nous avons pris le parti de mettre en avant les hommes qui l’ont faite. "Nathalie Fiquet, conservatrice du Musée maritime de La Rochelle



REPÈRES
1867Fondation de Frank Delmas et Cie. Elle commence modestement par la desserte des îles de Ré et d’Oléron.1873La jeune compagni a misé sur la vapeur, alors que la voile reste encore la propulsion majoritaire au commerce et cible le marché anglais. Les poteaux de mines en bois des Landes sont embarqués à l’aller ; le charbon est chargé sur le voyage retour.1919La société prend le nom Delmas-Frères et Vieljeux. Léonce Vieljeux, qui avait rejoint la compagnie en 1896 lui donna une impulsion décisive.1991La compagnie est rachetée par le groupe Bolloré. À cette époque, l’armement exporte 620 000 mètres cubes de bois d’Afrique de l’ouest.2006Le groupe CMA-CGM basé à Marseille, l’un des leaders du transport maritime mondial, achète " la Delmas ". Le 1er mars dernier, il éteignait le nom de la marque historique rochelaise dans le cadre de la réorganisation de sa présence en Afrique.LES CHAMPIONS DE LA COMPAGNIE
ÉMILE DELMAS (1834-1898)
La roue dentée de Mulhouse, cette signature de l’armement Delmas posée sur les cheminées des navires, c’est lui. Natif de La Rochelle, Émile Delmas épousa en 1860 la Mulhousienne Irma Thierry, nièce du grand industriel alsacien André Koechlin.En 1870, il s’engage dans la guerre contre l’Allemagne. La défaite et la douleur de la perte de l’Alsace seront telles que, désirant rester français, Émile Delmas décide de revenir dans la ville de son enfance.Il rejoint alors la compagnie maritime qu’ont fondé quatre ans plus tôt ses deux frères Frank et Julien Delmas. Le soutien financier qu’il apporte va permettre d’ajouter deux nouveaux navires à l’armement, dont les noms sont un hommage à l’Histoire : l’" Alsace-Lorraine " et le " Territoire de Belfort ". Les cheminées des cargos alors peintes en noir porteront le deuil de la province perdue.LÉONCE VIELJEUX (1865-1944)
En 1891, cet Ardéchois d’origine né dans une famille de protestants épouse Hélène Delmas. Elle est la fille de Frank Delmas, co-fondateur de l’armement.Forte personnalité attachée à l’ordre et à la morale, l’armateur Léonce Vieljeux s’est aussi lancé dans la politique. Conseiller municipal à partir de 1912, il sera élu maire de La Rochelle en 1930 et réélu cinq ans plus tard.En 1940, lorsque l’armée allemande entre dans La Rochelle, Léonce Vieljeux refuse de hisser le drapeau nazi sur l’hôtel de ville. C’est son premier geste de résistance.Arrêté le 14 mars 1944, et déporté au Struthof pour avoir favorisé la fuite de deux ouvriers de ses chantiers navals recherchés par la Gestapo, Léonce Vieljeux sera exécuté le 1er septembre 1944 avec son petit-fils, le pasteur Yann Roullet, ses neveux Frank Delmas et Jacques Chapron, et le directeur général des chantiers Joseph Camaret.TRISTAN VIELJEUX (1924-2014)
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la Cie Delmas-Vieljeux se reconstruit avec les " liberty-ships " mis à disposition par l’État français : cinq navires pour l’armement Delmas-Vieljeux, 11 pour les Chargeurs réunis, société filiale. C’est à cette époque, en 1947, que Tristan Vieljeux intègre l’entreprise familiale après un début de carrière maritime dans l’armement Fraissinet. Très vite, il va en monter les échelons : secrétaire général de la compagnie en 1953, PDG en 1966, poste qu’il occupera jusqu’en 1991.Tristan Vieljeux fera de l’entreprise le leader du transport entre l’Europe et l’Afrique. Dans les années 80, il défrichera d’autres régions du globe, l’Océan Indien, les liaisons Asie-Afrique, et Méditerranée-Caraïbes. La mariée est belle, elle suscite des convoitises : attaqué à l’intérieur de son groupe, Tristan Vieljeux en cédera les actions à Vincent Bolloré, en 1991.
TÉMOIGNAGES : ILS RACONTENT LE TRAVAIL À "LA DELMAS"
À 91 ans, Claude Grojean évoque avec une grande clarté sa carrière aux "charbonnages" de la Delmas, des usines comme celle de la Ville-en-Bois ou l’on transformait en briques et boulets le charbon importé du Pays de Galles."J’ai fini chef du service à la société des combustibles Delmas Vieljeux où mon père avait travaillé avant moi. D’ailleurs quand j’étais enfant à l’école, l’instituteur qui demandait à chacun ce que faisait son père avait affirmé à propos du mien : ‘‘T’as de la chance’’. C’était avant la guerre et alors, les salariés de la compagnie étaient plutôt mieux payés qu’ailleurs et avaient des avantages "."On s’arrêtait dans chaque port, on faisait de la plongée dans des eaux merveilleuses, c’était magnifique."Gabriel Barrieux, lui, travaillait dans les années 50 aux chantiers navals de la Pallice. "On était un bon millier. Mon équipe réparait les moteurs des premiers pétroliers à propulsion électrique. C’était fantastique, des moteurs énormes, on rentrait dedans."Théodore Chauvet a pour sa part longuement navigué sur les bateaux de la compagnie. De ses nombreux voyages, il conserve une myriade de souvenirs mais celui qui domine reste celui de son premier embarquement pour l’Afrique de l’Est en 1952, à tout juste 15 ans."On longeait les côtes de la mer Rouge où il y avait encore beaucoup de navires à voile. On s’arrêtait dans chaque port, on faisait de la plongée dans des eaux merveilleuses, c’était magnifique. J’étais nourri des récits de Henri de Monfreid alors vous pensez, me trouver là, quelle aventure ! Même s’il fallait un peu lutter pour ne pas être toujours de corvée. Sur les bateaux, c’était souvent le sort des plus jeunes".

L'EXPOSITION : "NOUS AVONS FAIT LA DELMAS"
"Nous avons fait La Delmas"/"150 ans de la compagnie rochelaise Delmas-Vieljeux" : voici comment est libellée l’exposition lancée du Musée maritime, la première organisée depuis la modernisation de l’établissement. L'exposition a été inaugurée par François Hollande au premier jour des Assises de l’économie de la mer le 8 novembre.Du 9 au 20 novembre, elle sera ouverte de 14 heures à 17 h 30. Du 21 novembre au 16 décembre, les samedis et dimanches, de 14 heures à 17 h 30. Du 17 décembre au 30 décembre (sauf les 24 et 25 décembre), de 14 heures à 17 h 30. Tarif pour l’exposition temporaire : 6,50 €. Place Bernard-Moitessier à La Rochelle. Tél. 05 46 28 03 00, www.museemaritimelarochelle.frUNE COLLECTION D'OBJETS INSOLITES
Voyage dans l’intime. C’est à cette découverte du lien sensible entre l’armement Delmas-Vieljeux, les hommes et les femmes qui y ont travaillé, et la Ville de La Rochelle qui le célèbre aujourd’hui qu’invite la collection que présente le Musée maritime.Ces objets du quotidien des activités maritimes de " La Delmas " et des filiales, ces instruments de promotion de la marque frappée de la roue de Mulhouse, ces cadeaux d’entreprises offerts aux personnels pour souligner un événement heureux ont en commun une histoire : la dimension paternaliste qui attachait l’entreprise à ses salariés, associée à l’idée de grandeur et de puissance de l’armement. Elle se mesure dans le soin que prennent ces passeurs de mémoire, marins, ingénieurs, secrétaires et ouvriers d’hier, voire même leurs descendants, à ranger, conserver, préserver l’héritage.
On ne touche pas aux bijoux de famille, et il aura fallu toute la patience et l’obstination des équipes du Musée maritime et du service des archives municipales de La Rochelle pour remonter leurs traces. (En)quête minutieuse bouclée dans le temps record d’un semestre – soulignons-le –, qui aura permis de débusquer quelques pépites depuis longtemps cachées aux regards.Prenez le haut-de-forme de Léonce Vieljeux, délicatement rangé dans sa boîte d’origine. Ou le chapeau de brousse qui a été prêté par le même collectionneur rochelais. Le premier dit le rang social des familles d’armateurs Delmas et Vieljeux. Le second, que l’on pourrait croire sorti d’un album de " Tintin au Congo ", récite l’une de leurs plus belles réussites commerciales : le transport et le négoce des bois d’Afrique occidentale.



A LA ROCHELLE, SUR LES TRACES DE LA COMPAGNIE
Cent-cinquante ans d’histoire de la compagnie Delmas-Vieljeux à La Rochelle, cela laisse évidemment des traces. Les lieux de vie et d’activités de la famille, les rues portant les noms des protagonistes de cette aventure entrepreneuriale dessinent un tour de ville à suivre sans trop se soucier de la chronologie.
1. LE TEMPLE PROTESTANT
C’est obligatoirement notre point de départ : c’est à lui qu’on doit la venue de l’ancêtre de cette saga, Louis Delmas, nommé pasteur de La Rochelle en 1828. L’homme de l’Église Réformée ne savait pas qu’il engendrerait une descendance prolifique pour le monde des affaires. Curieusement, le Temple n’est pas situé rue du Temple mais rue Saint-Michel. Par les voies piétonnes, gagnons ensuite la mairie.2. L'HÔTEL DE VILLE
Certes, cet édifice majeur du patrimoine rochelais peut évoquer d’autres personnages clés de l’histoire de la cité, de Jean Guiton à Michel Crépeau, mais on n’oubliera pas Émile Delmas, maire de La Rochelle de 1884 à 1993 et bien sûr, Léonce Vieljeux, ce premier magistrat qui tint tête aux nazis en 1940 en refusant de hisser leur drapeau nazi sur sa mairie.
3. QUAI DUPERRÉ
On quitte la place pour retrouver le quai Maubec puis le Vieux port. Au passage, on lève la tête devant le numéro 44 quai Duperré, belle bâtisse de 1902 où vécu Julien Delmas, un des trois frères associés dans la première compagnie Delmas.
4. RUE LÉONCE VIELJEUX
Nous y voilà ! Dans le prolongement du port, la rue du fameux maire et armateur associé aux Delmas après avoir épousé la fille d’un des fondateurs. Au numéro 35 se tient l’hôtel Delmas : vaste demeure construite en 1882 et qui, on le devine, cherchait à en imposer avec son architecture néo-gothique. Ce fut la maison familiale puis le siège de la compagnie jusqu’en 1971. Le bâtiment reste imposant, il doit à cette rue autrefois encombrée par le flot des voitures (un peu moins depuis le port piéton) sa façade passablement noircie.5. RUE DE LA NOUE
Poursuivons notre chemin en tournant à droite rue Réaumur, prolongé par la rue de la Noue : l’hôtel particulier situé au numéro 25 fut un temps la maison du pasteur Louis Delmas et de ses cinq enfants.
6. L'HÔTEL VIELJEUX
Revenons sur nos pas rue de la préfecture et ensuite rue de la Monnaie au coin de laquelle se dresse la maison familiale, cette fois de Léonce Vieljeux, telle qu’il la fit construire en 1902.Plus tard, elle abrita les bureaux du président du Conseil Général et on l’appelait alors " le château ". Aujourd’hui, ce dernier regroupe des services préfectoraux.
7. LE QUARTIER FRANK DELMAS
On a traversé les parcs, remonté les allées du Mail et croisé l’avenue Maurice-Delmas, fils de Frank, pour arriver devant le parc Frank Delmas. On y entre et sur la droite se trouve la villa Fort Louis, imposant édifice qui abritait la famille de Frank. Elle date de la fin du XIXe siècle et fut érigée sur le site de l’ancien fort royal du XVIIe. Le parc alentour est une splendeur en toute saison. Une partie fut léguée à La Rochelle par la famille, l’autre achetée par la municipalité.8. LA VILLA MULHOUSE
Il ne reste plus rien, au bout de la rue Frank-Delmas, du chalet alsacien qu’avait fait construire Émile Delmas après son retour à la Rochelle avec, sculpté sur la porte, la fameuse roue de Mulhouse devenue le symbole de la compagnie. La villa a été détruite en 1967 pour faire place à une résidence privée dont les immeubles conservent toutefois des noms de cette région alsacienne : Colmar, Masevaux, le Dannemarie…9. 10. LA PALLICE
On se téléporte ensuite dans ce quartier du port dont la création doit beaucoup à l’homme politique que fut Émile Delmas. Le boulevard qui mène aux bassins porte son nom mais les anciens des docks et des chantiers navals parlaient plus volontiers du " boulevard de la soif " lorsque s’y alignaient les bars à matelots. Il n’en reste plus guère. Au numéro 100, le siège aujourd’hui de Bolloré Ports présente encore sur sa grille la roue de Mulhouse de la Delmas.11. NIEUL-SUR-MER
Une escapade vers cette commune des environs de la Rochelle. La rue principale (rue de La Rochelle) qui descend vers le vieux bourg domine le château de Coudray, acquis en 1899 par Léonce Vieljeux pour en faire une maison familiale entourée d’un jardin anglais. L’urbanisation a depuis gagné cette résidence autrefois champêtre. Dans l’agglomération, la demeure est connue pour avoir abrité un temps la société Capiplante.RÉALISATIONTEXTES
Philippe Baroux et Agnès Marroncle
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION
Amélia Blanchot
PHOTOS
Musée Maritime de La Rochelle ; Pascal Couillaud
MISE EN LIGNE
Laure Ménard
