Un article publié le 13 septembre 1890 par le magazine parisien La Vie parisienne : moeurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes. L'article est signé des initiales E.C. Les dessins sont de Ferdinand Bac.
Linderhof vu de France dans la presse féminine parisienne de la fin du 19e siècle. La Vie parisienne peut se lire gratuitement en ligne sur le site Gallica de la BNF
Résidence favorite du roi Louis JI, le Trianon de ce souverain qui se croyait Louis XIV, quand il fuyait le faste et la pompe de Herren-Chiemsee ou de Neu-Schwanstein, ses Versailles, Marly ou Fontainebleau. Un Trianon avec les cascades de Saint-Cloud. Amusant de trouver cette petite maison rococo, ce rendez-vous de chasse, style Bagatelle, remaniée, hélas ! par Garnier, ressemblant trop malheureusement au casino de Monte-Carlo, ces charmilles, ces boulingrins, ces cabinets de verdure, " ces vieux petits ifs en rang d'oignons ", ce temple de l'Amour, perdus au milieu d'une forêt de pins du caractère le plus sévère, le plus grandiose. Riche à outrance, l'intérieur. On comprend que les Allemands trouvent ces résidences beaucoup plus somptueuses que nos palais royaux. Il est impossible de voir quelque chose de plus surchargé. Les rideaux, par exemple, en soie ou satin, sont couverts de broderies d'or ou d'argent d'une épaisseur de plusieurs centimètres, Il y a le salon tout en or, le salon tout en argent, le salon lilas, le salon rose, le salon bleu, tous plus rococo les uns que les autres. Ils sont tendus de tapisseries style Gobelins, d'après Boucher, et sur les murs, des médaillons de tous les grands hommes, des femmes célèbres du siècle de Louis XV, Maurice de Saxe, la comtesse d'Egmont, Mme de Pompadour, Mme de Grammont, les sœurs de Nesles, de Chateauroux, Vintimille, des pastels navrants dont on ne donnerait pas quarante sous. Qui le roi de Bavière avait-il pu charger de faire ces copies ? Au milieu de tous ces portraits du saxe moderne à profusion, des glaces, des lustres, des garnitures de cheminées, des cheminées elles-mêmes. Ce qui n'est ni Louis XIV, ni Trianon ce sont les appareils de chauffage qui sont tous au coke ou au charbon de terre.
La chambre du roi n'est pas terminée. Elle est en velours bleu brodé d'or, style d'apparat Louis XIV. La salle à manger, avec ses décorations excessives, a dû aussi coûter des millions quoique de petite dimension. Le roi devait manger seul ou avec un favori. Il n'y a que deux fauteuils. La table de marbre est fêlée, le pied est en bois doré et elle montait et descendait toute servie des cuisines, comme pour les petits soupers de Versailles ou de Trianon. Le roi ne voulait jamais voir une figure humaine autour de lui. Quand un domestique faisait son service il se couvrait la tête d'une cagoule noire. Le gardien vous fait admirer sur la table une corbeille de fleurs en porcelaine de Saxe moderne devant laquelle toute l'Allemagne se pâme.
Tout à fait irréprochable, serait une merveille partout le grand salon, dans le goût Louis XV tout à fait pur, et qui rappelle le délicieux petit théâtre de la Résidence. Malheureusement il a fallu que le roi fourrât partout, du haut en bas de cette pièce, des cygnes, encore des cygnes et de vulgaires petits cygnes dont le plus beau ne vaudrait pas quinze sous. Dans le fond de cette pièce, toute ,en glace, dans une manière d'alcôve le lit de repos du roi, en damas de soie bleu brodé d'argent. 11 y a dans presque tous les palais du roi de Bavière un de ces lits sur lesquels il allait faire la sieste après ses repas, - il était gros et grand mangeur comme Louis XIV et Louis XV.
Dans les parterres des bustes de souverains et de reines favorites, mais en plâtre, comme toutes les statues des pièces d'eaux sont en zinc très peu doré. Il y en a dont l'or a complètement disparu. Comme tout est en plâtre, en mauvais Portland du boulevard Richard-Lenoir, avant peu toutes ces bâtisses et leurs accessoires auront disparu. Elles sont déjà tout à fait dégradées et on n'a pas d'argent pour les réparer. Les marches des escaliers tombent en morceaux.
La grotte d'azur que le roi s'est fait fabriquer aura le même sort. Elle est toute en carton-pâte. C'est hideux. De la lumière électrique à travers des verres bleus donne cette couleur à la grotte qui rappelle de très loin, très loin, la grotte de Capri. Au fond de la grotte un rideau, ressemblant à un rideau de théâtre sur lequel sont représentées les scènes les plus amoureuses de Lohengrin et de Tannhauser. Sur le petit lac l'embarcation ayant la forme d'un cygne dans laquelle le pauvre roi de théâtre, costumé en chevalier du moyen âge, devait rêver aux reflets de la lumière électrique qu'il prenait pour la lune et chantonner : " Adieu, mon cygne aimé. " Les rochers de carton sont couverts de guirlandes de fleurs de papier et de plantes artificielles !
Linderhof rappelle aussi Sceaux et Robinson. Dans le grand tilleul qui a donné son nom au domaine, on a aménagé un escalier et une plate-forme où le roi montait de temps en temps et se faisait servir une collation.
C'est à l'entrée du château qu'on trouve la restauration, où on fait la première halte en se rendant d'Oberammergau à Fuesen. Tous les spectateurs de la Passion sont là. A peine si on peut se faire servir. On se sert soi-même. On va à la cuisine couper son pain, dans un cellier tirer sa bière. Cet hôtel-restaurant est tenu, dit-on, par un ancien favori du roi, un de ses domestiques.
Une des plus belles promenades qu'on puisse faire, celle de Linderhof à Fussen, Pendant des heures entières on longe un lac ou une succession de lacs : Plansee, aux eaux transparentes dans lesquelles se reflètent les masses sombres des forêts de pins qui l'encadrent. On ne peut pas ne pas penser à Gustave Doré. Il est resté le seul peintre de ces effets absolument magiques, le vrai poète des lacs. Çà et là quelques pauvres villages avec leurs vieilles maisons en bois peint en blanc aux toits pointus. Pendant quelques heures on traverse l'Autriche. Les couleurs des postes de douaniers vous en avertissent. Jamais vu autant de sorbiers et tout en fleurs ou en fruits en ce moment. Le lac de Plansee en est bordé. Se reflétant dans ses eaux bleu pâle on pense à des sirènes qui se seraient mis des colliers de corail autour du cou. Jusqu'à Fussen, c'est le seul arbre avec les châtaigniers qui rompe la monotonie sombre des pins.