Magazine Amérique du nord

Métro, boulot, socio (l'humanité à la rame)

Publié le 14 novembre 2016 par Olivier Beaunay

Nous sommes dans les transports en commun plus souvent traversés que transportés. Nous y voyageons avec nos préoccupations du jour, emportés entre nos souvenirs et nos projets. Voyez les visages : plus qu'ailleurs, nous y sommes ailleurs. Ainsi, dans chaque rame, une humanité est présente dans son incroyable diversité sans être présente à elle-même. Si être humain n'est pas seulement l'être avec ses proches mais aussi avec les inconnus que l'on croise, bref, si nous sommes des frères non pas à la manière convenue de l'entre-soi des loges et des églises mais dans la simplicité et l'étrangeté radicales de cette réalité, alors il faut, au moins de temps en temps, y regarder de plus près. Comme entre George V et Louvre-Rivoli, une veille de jour férié, entre deux rendez-vous. 

Un vieux mendiant, barbe blanche, dos voûté, remonte la rame. Pas d'appel à la générosité des voyageurs. Juste une démarche lente, mal assurée, vulnérable qui, au lieu de solliciter les uns et les autres, tente de filer aussi droit devant que possible, une canne dans une main, un pot dans l'autre, comme si chaque remontée était une performance en soi, jamais gagnée d'avance. Aucun des bobos présents ne le regarde, et ne lui donne quelque chose encore moins. Au centre du wagon, debout, une mamy d'apparence très classique, presque réac, le repère de loin remonter l'allée. Elle semble s'inquiéter de sa démarche mal assurée. Au moment où il passe près d'elle, elle lui glisse un peu d'argent. C'est la seule de la rame à faire ce geste. Du point de vue du mendiant, il ne faut pas davantage de bobos humanistes, il faut plus de mamies réacs.

La mamy sort, entre un vieux couple. On n'identifie pas très bien leur origine. Est-ce le vêtement (casual et chaud), la posture ? On devine un écart - l'Allemagne peut-être, ou la Norvège ? Ou alors des gens des marges : Nord, Alsace, Jura ? Bretagne ? (il a un côté marin) Peu importe en fait car ce qui frappe ici, c'est leur proximité. Ils se parlent doucement. C'est surtout elle qui parle. Elle est plus âgée mais vive. Elle est de dos ; lui, de côté, l'écoute avec attention et malice, il glisse un mot ici ou là de temps à autre mais ce n'est pas essentiel. Il a auprès d'elle une étonnante présence, tranquillement protectrice, une présence bienveillante et dense. Ils ont réussi leur couple.

En face d'eux, un babby sitter accompagne un enfant. Les trajets d'enfants dans le métro s'effectuent le plus souvent sous le signe de la contrainte et de la fatigue. Les mères sont préoccupées, chargées, irritables (même sans enfants, deux femmes face à face sombrent tout à l'heure à côté de moi, épuisées). Là, ils échangent avec fluidité. Le trajet n'est pas une corvée. C'est une pause, une respiration, une occasion d'échange et de jeu. On le voit aussi avec les jeunes filles au pair : une éducation sous-traitée se met ainsi progressivement en place. Elle ne soulage pas seulement les parents des contraintes ordinaires, elle introduit à côté d'eux un adulte de référence, mi-famille, mi-ami, qui les aide à grandir dans un espace original entre la liberté et le cadre en une sorte de contrat triangulaire dans lequel chacun trouve son compte, c'est-à-dire un intérêt à la fois propre et partagé, un espace qui à sa manière fait société.

De part et d'autre, deux jeunes femmes isolées. L'une d'allure plutôt classique paraît presque morne. L'autre a un look plus tranché. Elle est toute en noir, ce qui fait ressortir sa pâleur, avec de larges trous à son jean, une veste en longs poils synthétiques, des piercings au visage. Elle a de la tenue et une certaine beauté. S'agit-il d'une inquiétude professionnelle ? D'une tristesse amoureuse ? D'un sentiment de mélancolie ? Toutes deux, chacune dans son genre, non seulement paraissent ailleurs, mais elles ont aussi l'air perdues.

C'est comme si, pris dans une sorte d'étau fait de l'enchantement des uns et de la tranquillité des autres, entre les enfants et les vieux qui ont chacun trouvé leur place, les jeunes gens avaient perdu la leur. Combien de temps une société peut-elle tenir en écrasant sa jeunesse ?


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Olivier Beaunay 10 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte