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Aux origines de la décadence du Parti communiste français

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

Aux origines de la décadence du Parti communiste français

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Roger Garaudy
Biographie du 20e siècle
1984 Tougui éditeur
Pages 257 à 263
Son effondrement électoral en 1984 n'est que l'expression superficielle d'un drame profond : il est, depuis seize ans, aveugle au mouvement de l'histoire, et sans projet. Sa chute ne date pas de son échec aux européennes en 1984, mais de 1968. L'on peut en dater l'origine avec précision. Tout comme on peut dater le point de départ de la crise économique mondiale : la panique à la Bourse de New-York, le 6 octobre 1929. Le Parti communiste français est tombé sur les
bas-côtésde l'histoire, le 3 mai 1968, avec l'article de
Georges Marchais dans 1' « Humanité » : De faux 
révolutionnaires à démasquer.Ce jour-là, le Parti n'a
pas perçu ce qui, sous forme chaotique, commençait à émerger : jusque-là, les grandes
convulsionssociales naissaient à des moments de crise. 
En 1968 le systèmese portait bien : taux de croissance
satisfaisant, pas dechômage, peu d'inflation.
C'est alors que, pendant deux mois, se manifeste la plus forte explosion de notre histoire : des millions de salariés en grève, toutes les Universités en bouillonnement. Dans la confusion, c'est vrai, naissait une conscience nouvelle : le système est plus dangereux pour l'écrasement de l'homme et son aliénation, par ses succès que par ses ratées. Être révolutionnaire, jusque-là, c'était faire la théorie des crises, et montrer comment libérer la production des entraves des rapports sociaux anciens. Marx l'avait fait admirablement, un siècle plus tôt. Être révolutionnaire, désormais, c'est-à-dire, selon la méthode de Marx, dégager les contradictions spécifiques d'une époque, et, à partir de là, élaborer le projet capable de les surmonter, c'est, en cette fin du XXe siècle, découvrir une alternative au modèle occidental de croissance qui a conduit le monde à l'impasse. Cette mutation fondamentale, le Parti ne la voit pas et la refuse : il n'y voit que gesticulation anarchique. Et, pendant deux mois, i l n'aura de cesse de rétablir le « cours normal » des choses au lieu de se sentir sommé par l'événement de découvrir un nouveau modèle de croissance et un nouveau modèle de culture. Au Comité Central de Nanterre, le 8 juillet 1968, analysant cette mutation et cette occasion manquée de l'histoire, j'ai dit à Marchais : « Tu seras le fossoyeur de notre Parti. » Je fus, alors, le seul de cet avis.
Ce n'est pas une question de personne. Le fond du problème, c'est que la décadence du Parti Communiste français est due à trois erreurs théoriques fondamentales qui l'ont empêché de percevoir le réel et d'apporter des réponses nouvelles à des problèmes nouveaux :
1°) Marx avait, dans LE CAPITAL, établi un rapport algébrique entre la production des moyens de production et celle des produits de consommation pour assurer une croissance optimale. (C'est, selon le Manuel de Samuelson, prix Nobel d'économie, la seule théorie de la croissance qui reste valable après un siècle.) Rappelons1 que Marx avait fait ainsi une théorie descriptive du développement du capitalisme anglais au m i l i eu du X I X e siècle. Les dirigeants et les « théoriciens » soviétiques, et ceux des partis communistes qui les ont imités, en ont fait une théorie normative du développement du socialisme au xxe siècle. C'était intégrer le socialisme au modèle occidental, capitaliste, de croissance, qui consiste à produire de plus en plus et de plus en plus vite n'importe quoi, utile, inutile, nuisible, ou même mortel. Dans la pratique politique, cela se traduit, pour le Parti Communiste français, par l'impuissance de sa Direction à voir, par exemple, que le nucléaire et l'armement étaient les deux mamelles du chômage, pour une raison simple : ce sont les branches qui exigent les plus forts investissements par emploi créé. La Direction du Parti s'est ralliée à un programme nucléaire démentiel et au mythe de la « dissuasion ». La direction du Parti a partagé toutes les illusions sur « Concorde », et elle n'a pas vu venir la crise de l'automobile (entraînant celle de la sidérurgie) alors que la saturation du parc était aisément prévisible. Elle mène aujourd'hui une campagne sur l'emploi à maintenir sans rien changer, au lieu de faire l'effort d'imagination pour définir un plan de reconversion nécessaire pour créer des emplois productifs dans la perspective d'un autre modèle de croissance.
2°) La deuxième erreur théorique mortelle découle de la première. Elle consiste à maintenir la fiction selon laquelle l'Union Soviétique serait un pays « socialiste » dont le bilan serait « globalement positif ». Il est contradictoire de reconnaître à chaque instant les monstruosités de ce régime et de continuer à l'appeler « socialiste ». Quelle image donne-t-on ainsi du socialisme au peuple français ? A quoi sert-il, par exemple, de réprouver un jour l'invasion de la Tchécoslovaquie pour se taire dès le lendemain, et ne pas rechercher, dans la logique même d'un système, et non pas dans une « erreur » des hommes, la source de chaque crime. L'Union soviétique est un cas particulier : les problèmes de la construction du socialisme y ont toujours interféré avec ceux de la lutte contre le sous-développement antérieur. Le socialisme ne pouvait y être ce que concevait Marx : le dépassement des contradictions d'un capitalisme parvenu à son plein épanouissement, et qui pouvait donc être pacifique. Lénine, dans une situation différente de celle envisagée par Marx, a inversé le schéma, et fait une révolution volontariste, au nom d'un prolétariat qui existait à peine (3 % de la population active en 1917). L'« Eurocommunisme », c'était la prise de conscience que la situation, en Europe occidentale, était plus proche de celle de Marx que de Lénine. Berlinguer et le parti italien en ont seuls tiré toutes les conséquences. Ce parti n'a cessé de grandir. Au Portugal, Alvaro Cunhal a condamné l'eurocommunisme, et maintenu, contre vents et marées, le mythe de l'infaillibilité de l'Union Soviétique. Son parti ne régresse pas (car bien des politiques vivent sur des mythes : Reagan, par exemple, qui soutient, à travers le monde, les dictatures les plus corrompues, se prétend le champion d'une liberté mythique). Le parti communiste français a oscillé entre les deux attitudes : il a perdu sur les deux tableaux.
3°) La troisième erreur théorique, c'est l'absence d'une vision planétaire. Si les élections européennes ont été le révélateur, c'est que, sur ce problème, toutes les contradictions apparaissent sous un fort grossissement. Que signifie cette participation à « l'Europe » lorsqu'on reprend les slogans chauvins : « Achetez français. » et qu'on s'oppose à l'entrée de l'Espagne, du Portugal, de la Grèce, dans l'Europe, comme si c'était une catastrophe pour la classe ouvrière, dont on se prétend le défenseur, si les tomates, les artichauts, le vin, le beurre ou la viande coûtaient moins ! L'on préfère courtiser une clientèle électorale paysanne, là encore sans lui apporter les vrais remèdes, avec les inéluctables reconversions qu'ils impliquent. Et surtout, la participation à l'Europe, c'est la participation aux crimes de l'Occident, avec ses frigorifiques regorgeant de viande et de beurre quand les deux-tiers du monde meurent de faim. L'avenir de la France n'est ni atlantique, ni soviétique, ni européen. La tâche essentielle, planétaire, pour une paix que l'on prétend défendre, c'est de briser la logique suicidaire des deux blocs. L'Europe seule n'est pas capable d'accomplir cette tâche : elle ne peut constituer une troisième puissance qu'avec le Tiers-Monde, en changeant ses rapports avec lui. Alors que le parti, pas plus que le gouvernement ou l'opposition, n'ont de politique africaine, sinon de soutenir les dictatures les plus corrompues. Pas de politique arabe sinon de louvoyer entre la peur du lobby sioniste israélien, et le besoin des pétroles du Golfe et de ses pétro-dollars. A l'égard des peuples, c'est le bulldozer contre les Maliens, ou le refus des mosquées.
Telles sont les trois erreurs théoriques qui ont conduit au désastre. La première a fait le lit du patronat et de la réaction, dont la croissance aveugle est l'affaire (dans tous les sens du mot) ; la seconde a fait le lit du Parti socialiste, qui ne portait pas le boulet soviétique ; la troisième a fait le lit de l’extrême-droite, insurpassable sur le plan du nationalisme et du racisme. Un parti conservateur peut se passer de théorie et de projet : « l'empirisme organisateur » suffit pour maintenir des intérêts et un passé. L'opposition n'a pas d'autre « projet » que de revenir au pouvoir. Un parti communiste ne peut vivre sans une vue claire du mouvement de l'histoire et un projet d'avenir exaltant. Le problème n'est pas celui de la disparition du parti : avec la réserve de sacrifices et de fidélité de militants souvent admirables, le bunker peut tenir longtemps, et ceux qui sont à la base de cette force sont une composante irremplaçable de notre histoire. Il ne suffit pas de changer les dirigeants ; un renouveau véritable exige de tout repenser : l'analyse du mouvement historique réel, l'écoute des masses et de leurs aspirations, la méthode de pensée, d'organisation et d'action, le projet global d'avenir et de culture. La résurrection du socialisme en France exige une mutation radicale. Et il n'y a pas de rupture sans ouverture de l'homme à ce qui le dépasse. Le problème de la décadence du Parti Communiste français est celui de la décadence d'une société. Prétention de maintenir le passé, ou dépassement.
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