"LA SEMAINE DE LA PARISIENNE
AUTOUR D'OBERAMMERGAU
MERCREDI MATIN. — Il faut se reporter à la dernière journée de notre Exposition [Il s'agit de l'Exposition universelle de Paris de 1889, ndlr], pour se faire une idée de la foule qui encombre les rues. Depuis sa maison il faut faire queue, marcher au pas. Quatre à cinq mille personnes dans un petit village qui a à peu près l'étendue de Notre-Dame de Lorette à la place Saint-Georges. Les rues sont bordées de boutiques de mangeaille, un peu comme dans les pardons bretons, avec cette différence que les saucisses sont cuites dans l'eau et chez nous à la poêle; fromages, pain, fruits. Nombre de spectateurs qui, sans doute, n'ont pas de places numérotées, emportent leurs provisions, de bons et grands paniers avec des bouteilles qui montrent leur goulot. Où tout ce monde pourra-t-il jamais se caser? La salle est déjà absolument pleine. Ni ouvreurs, ni ouvreuses, à peine d'hommes de police, tout le monde a trouvé sa place, on est recueilli ; pas un cri, pas un mot. Une immense grange couverte avec des gradins. Tout le monde voit parfaitement. Le théâtre grec tout à fait, avec le proscenium, la scène, les deux rues de Jérusalem, tout cela en toile et carton, mais n'ayant aucune prétention; personne ne songe à critiquer. C'est une imitation du théâtre de Vicence de Palladio. Mais quel fond ! quel cadre pour ce décor : un vrai ciel d'Italie, le ciel des plus beaux jours, à droite, à gauche deux montagnes couvertes de pins qui semblent tout noirs et se détachent sur le fond bleu. Un air léger et embaumé circule dans la salle. Les anges gardiens font leur apparition. Ils sont bien une vingtaine. C'est le chœur antique conduit par le coryphée. On prend sa lorgnette, on voit qu'on avait mal vu. Impossible de rêver de pareils monstres, les femmes surtout. Beaucoup plus mal que tout ce que nous avons eu en fait de choristes à l'Opéra- Comique, aux anciens Italiens. C'est la synthèse, le résumé de toutes les bonnes ou gouvernantes allemandes qui ont entouré notre jeunesse. Les chœurs, durs, très durs à avaler. Ils sont d'une monotonie désespérante. Il fallait du Bach, du Haendel, du Mendelsohn, et il y en a... TRENTE-SIX, deux par acte, dix-huit actes. Chaque tableau de la Passion est précédé d'un autre tableau vivant, celui-là de l'Ancien Testament se rattachant ou ayant la prétention de se rattacher à la scène évangélique : Adam et Ève chassés du paradis, le jeune Tobie quittant ses parents, etc., etc. Ces tableaux vivants sont la partie faible, très faible de la Passion. Quelques-uns sont tout à fait grotesques. Et puis, trente-six fois le même manège des anges gardiens ! Neuf anges gardiens à droite, neuf anges gardiens à gauche s'avancent sur le proscenium le coryphée au milieu ; ils chantent, expliquent le tableau qu'on va voir, le rideau du théâtre se tire, neuf anges à droite, neuf anges à gauche se placent de manière à laisser voir le tableau vivant. Deux ou trois minutes après le rideau est tiré, les anges reprennent leurs places, se remettent à chanter et à nous annoncer le tableau de la Passion qui va succéder à celui de l'Ancien Testament très longuement ; le rideau est tiré de nouveau et neuf anges à gauche, neuf anges à droite s'en vont cette fois, mais pour revenir quelques instants après se livrer aux mêmes exercices. Chez nous un directeur intelligent aurait pratiqué dans ces chœurs une vaste coupure. Rien ne les arrête, il pleut à verses, il neigerait qu'ils chanteraient toujours. Il paraît que nous avons assisté pendant cette représentation à un phénomène : elle a été interrompue pendant une heure, à cause de la tempête, des grêlons qui tombaient sur ces malheureux, si gros, les grêlons, qu'ils auraient pu les blesser. Le proscenium était tout blanc, j'ai vu le moment où les pauvres anges, malgré leurs ailes, allaient glisser et s'étaler dans les deux rues de Jérusalem, à droite et à gauche de la scène.
Matinée éblouissante : un vrai temps pour l'entrée du Christ à Jérusalem. Le décor du théâtre disparaît. C'est au milieu de la nature que cette première scène se passe. On pouvait croire que le peuple venait de cueillir çà et là les palmes avec lesquelles il saluait Notre-Seigneur s'avançant sur sa petite ânesse parmi eux. Nous avons vu rarement un spectacle aussi grandiose. On ne peut énumérer tableau par tableau ces scènes de la Passion. Presque tous sont des reproductions des tableaux des plus célèbres galeries de l'Europe. On se trouve un moment au Vatican avec Raphaël, à Venise avec Tintoret ou Titien, à Florence avec quelques primitifs. Il arrive quelquefois des hasards extraordinaires : saint Pierre sans fausse barbe, sans perruque est la reproduction absolument complète du tableau de Raphaël. Les costumes sont superbes. A Paris, on parlerait de ceux de Nathanaël et de Caïphe pendant trois mois en disant ce qu'ils ont coûté, comme on a fait pour le manteau de Théodora. Il y en a un blanc et or que Rembrandt aurait signé, des grenats, des verts de Bordone dans le Festin d'Emmaus. Tous les acteurs jouent bien. Nous cherchons les artistes parisiens qui auraient composé leurs rôles d'une manière aussi saisissante. La scène du Conseil est tout simplement extraordinaire; de grands seigneurs réunis ne donneraient pas une impression pareille. Des jeux de scène étonnants. Avant de parler, de donner une réplique, Nathanaël, notamment, par un geste très sobre, nous a fait comprendre qu'il n'est pas de l'avis de Caïphe et qu'il va proposer autre chose... L'attitude de saint Pierre, après avoir communié, est belle comme les plus belles œuvres de l'antiquité. Judas, lui, est stupéfiant. On pourrait dire que c'est un acteur de génie. La tête est extraordinaire. Pas un geste ni une attitude de mélodrame. La manière dont il prend les trente pièces d'argent, son désespoir et sa mort sont certainement une des plus belles choses qu'on puisse voir au théâtre. Jésus, quoique un peu mûr, est évangile des pieds à la tête : amour et douceur. Dans la scène du Jardin des oliviers, redevenant homme et demandant à Dieu d'éloigner de lui ce calice, il fait pleurer même ceux qui ne comprennent pas un mot d'allemand. Il faut l'entendre dire à sa mère : « Mon Père m'appelle ! Adieu, ô la meilleure des mères. — Mon fils, où vous reverrai-je? — Mère, là où doit s'accomplir cette parole de l'Écriture. » Il est conduit à la montagne comme un agneau à la boucherie et il n a pas ouvert la bouche pour se plaindre. C'est simple et grand comme la tragédie antique. Du reste, en assistant à cette Passion, on ne pense qu'à Sophocle ou à Euripide. Les femmes malheureusement ne sont pas bonnes, elles ne valent pas les dernières de nos dernières actrices de drame. Elles jouent comme au théâtre et cela détonne à côté des hommes qui sont tous parfaits. Elles ont de mauvaises voix, des gestes étudiés, de convention. On m'a dit que quelques-unes avaient étudié sous la direction de bons professeurs de Munich. Cela ne m'étonne pas. Le drame est si beau qu'elles font de l'effet quand même. Marie Madeleine venant verser les parfums sur la tête du Christ et lui essuyant les pieds avec ses cheveux fait exception. Un tableau splendide comme mise en scène, c'est celui où la foule demande la mort du Christ, où elle court chez Pilate. Il y a un mouvement dans les groupes, une fureur, une énergie qui fait songer à Delacroix. C'est une véritable émeute sur la scène. Tout le monde ne va pas du même côté comme chez nous, en levant les bras en l'air. On circule, on se presse les uns contre les autres ; ceux qui ne peuvent pas passer reviennent sur leurs pas pour se faire un chemin ailleurs. On s'imagine que la foule devait être ainsi aux beaux jours de nos révolutions. Avec cela, le temps qui depuis une heure était menaçant, se gâte tout à fait. Un orage comme .on n'en voit que dans les pays montagneux : pluie battante sur cette foule, des éclairs, le tonnerre accompagnant leurs cris de: « Mort au Nazaréen! » Jamais on ne pourra oublier ce spectacle. C'était le drame lui-même auquel on assistait heureusement à une place couverte. On pouvait à peine entendre la voix du scribe: lisant l'arrêt de mort du Christ tant le tonnerre était bruyant à ce moment. C'était la première fois de notre vie que nous voyions au théâtre les vêtements des acteurs agités par le vent. Il aurait fallu la musique des Sept paroles d'Haydn pour accompagner la scène du portement de la Croix, lorsque Jésus tombant épuisé sous les yeux de sa mère, abreuvé d'outrages et au bout d'une longue scène, ne trouve à dire que ces mots à sainte Véronique qui lui a essuyé le visage : « Ame compatissante, que mon Père te bénisse ! » Il n'y avait probablement pas moyen de disposer autrement les trois croix, mais elles sont sur la même ligne, sur le devant de la scène. L'effet est bien moindre ainsi que dans les tableaux de Rembrand et de Rubens de la pinacothèque et de la cathédrale d'Anvers. On se demande comment Jésus et les larrons peuvent rester ainsi attachés sur la croix. Les pieds sont posés sur une petite barre de fer invisible, sous la draperie est une autre ceinture qui les tient attachés à la croix, mais les bras tendus pendant plusieurs scènes d'une extrême longueur! Le Christ a des gants de la couleur de son maillot et les clous ont l'air d'avoir été enfoncés dans sa main. Il meurt tout à fait comme dans le Nouveau-Testament. Il incline lentement la tête et c'est à peine si on peut s'apercevoir qu'il a cessé de vivre. Pendant ce temps-là les bourreaux, au pied de la croix, jouent aux dés le manteau de Notre-Seigneur et se partagent sa tunique qu'ils déchirent en quatre. C'est absolument shakespearien. Au moment où le bourreau frappe de sa lance le cœur de Notre-Seigneur pour s'assurer qu'il est mort, un monstre de petite fille qui était restée très calme pendant la représentation et avait mangé tout le temps, et que le sang jaillit sur la scène, — une petite pochette sous le maillot dans laquelle on avait enfermé du sang, — cette horrible enfant au comble de la joie, saute de sa place, trépigne, bat des mains et rit comme une petite folle. On l'aurait tuée. J'aime mieux le mot d'une dame placée derrière moi qui disait à une de ses amies étonnée qu'on célébrât déjà la Cène à la première partie. Elle trouvait aussi que ce tableau ne rappelait nullement le tableau de Léonard. — Ma chère, ce n'est pas la Cène... c'est le goûter. C'était le repas chez Simon où Madeleine verse du baume sur la tête du Sauveur. Moins réussie comme mise en scène, la Résurrection. Elle rentre tout à fait dans l'ordre des tableaux vivants de l'Ancien- Testament. Il fallait des trucs de théâtre. Aussi l'effet est-il loin d'être aussi grandiose que dans le reste du drame. C'est presque enfantin. Une apothéose de petit théâtre de soixante-quinzième ordre. Et puis tout cela en plein jour, en pleine lumière. Jamais on ne verra une descente de croix, les saintes femmes au tombeau avec un ciel éblouissant comme fond au tableau. Il fallait la nuit, l'obscurité complète, des nuages effrayants, l'horizon déchiré par des éclairs. Par malheur, pendant cette dernière partie du drame, l'orage ayant passé, comme dans les pays de montagne, le ciel s'était subitement rasséréné. C'était trop tôt. Il fallait attendre que le moment de la Résurrection fût arrivé, pour que Jésus parût dans toute sa gloire, au milieu d'un ciel éblouissant. Voyez-vous, pendant les dernières scènes de la Passion, le Golgotha, éclairé par de véritables éclairs et, comme accompagnement orchestral, les décharges d'un tonnerre qui ne serait pas sorti pas du magasin des accessoires !..."
E. C. (A suivre.)