On a beaucoup vilipendé Gamal Abdel Nasser, horrible tyran qui avait réussi à museler totalement la presse égyptienne dans les années 1960… Bien du temps a passé mais on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées. La justice du maréchal Sissi vient de réussir une première : pour la première fois depuis les 75 années d’existence du syndicat des journalistes, les tribunaux viennent de condamner à deux années de prison le président et le vice-président du Syndicat des journalistes, coupables d’avoir recueilli dans les locaux de leur organisation deux personnes recherchées par la loi. Un classique pourtant, selon cet article du Al-Safir, selon lequel la manœuvre a été exécutée à maintes reprises de par le passé, pour ouvrir la voie à des négociations et à des poursuites moins sévères. Sauf que, en avril dernier, les policiers ne sont pas restés à la porte et ont investi brutalement les lieux (une affaire que j’avais rapidement évoquée ici).
La condamnation des deux syndicalistes (en plus des deux journalistes pourchassés, bien entendu) a produit d’autant plus d’effet que personne ne s’attendait à un verdict aussi sévère. Et comme les autorités sont en train d’autoriser les imprimeries spécialisées du secteur public à augmenter leurs tarifs, bien des journaux vont inévitablement se retrouver étranglés financièrement. Ne survivront plus que ceux qui peuvent s’appuyer sur quelques généreux mécènes, tel « l’homme du fer », Ahmed Abou Hashima (voir ce billet), un ami du régime bien entendu…
En principe (mais les choses peuvent changer comme on le verra), les Saoudiens n’ont pas de problème avec les médias. Leur méthode, qui n’est pas pour rien dans la médiocrité de l’information dans la région, consiste à financer les professionnels pour leur faire écrire ce qui convient. Des documents montrent, sans l’ombre d’un doute, que ce petit jeu a commencé, au moins, dans les années 1950 au Liban. Grâce au site Wikileaks, on sait maintenant que ces largesses n’ont jamais cessé, et qu’elles n’ont oublié aucun pays. En Égypte comme on l’apprend dans cet article (en anglais), même une institution aussi vénérable que Al-Hilal, fondée par Jurji Zaydan dans les années 1880, a pris l’habitude de faire passer de petits courriers pour demander le paiement d’articles publiés à la gloire du Royaume…
La nouveauté, malgré tout, c’est que plusieurs affaires récentes mettent en évidence le fait que l’instabilité profonde dans la région finit par troubler les meilleurs « professionnels », en tout cas ceux dont la brillante carrière donne à penser qu’ils n’ont plus rien à apprendre sur l’art de flatter sans prendre de risques inutiles. Le 20 novembre dernier, le quotidien (qui n’a plus rien de) respectable Al-Sharq al-Awsat (un des premiers à avoir été fondé à l’époque des débuts de la presse arabophone transnationale à la fin des années 1970) a ainsi publié un article qui, s’appuyant sur un rapport de l’Organisation mondiale de la santé, dénonçait l’effrayante vague de grossesses illégitimes résultant de l’affluence populaire lors du pèlerinage de Kerbéla. Bien entendu, cette « nouvelle » n’était qu’un épisode supplémentaire d’une campagne incessante depuis des mois, voire des années, visant à en rajouter des tonnes dans le dossier déjà bien chargé des tensions confessionnelles. Sous couvert d’une autorité internationale, l’OMS, il s’agissait de faire comprendre aux lecteurs (sunnites) que les commémorations religieuses chiites (plusieurs millions pour Kerbéla) n’étaient que prétexte à l’organisation d’un gigantesque lupanar…. Seul problème, l’OMS a démenti avoir jamais publié la moindre étude à ce sujet et, aussi vite qu’il a pu, le quotidien a supprimé la nouvelle de son site oubliant que l’édition écrite, elle, ne disparaîtrait pas aussi facilement. Devant l’ampleur des protestations – quelques millions de pèlerins musulmans traités de touristes sexuels, tout de même ! – le « responsable », correspondant du Sharq al-Awsat en Irak, a été remercié. Étonnamment, la même sanction a également été prise quelques jours plus tard à l’encontre du rédacteur-en-chef, Salman Aldosary (سلمان الدوسري). On peut trouver la sanction bien sévère pour un homme qui, à la tête de ce journal, a servi fidèlement les intérêts du Royaume pendant plus de treize années… Il devrait trouver à se recaser (la chaîne Al-Arabiyya ?) et, en attendant, on a mis à sa place un autre incontournable des médias arabophones financés par l’Arabie saoudite, le Libanais Charbel Dagher. (Ce qui suscite, d’ailleurs, beaucoup d’inquiétude pour le destin d’Al-Hayat, autre fleuron terriblement déficitaire de la presse arabophone transnationale, relancé par l’Arabie saoudite à peu près à la même époque que Al-Sharq al-Awsat…)
La même mésaventure est arrivée à Jaber al-Hermi (جابر الحرمي) autre vétéran de la presse du Golfe et patron du quotidien Al-Sharq, le plus grand quotidien au Qatar (tout est relatif vu la taille du pays). En dépit d’une décennie de bons et loyaux services, il a suffi d’un Tweet malheureux pour précipiter sa chute. Al-Hermi a voulu féliciter son émir qui venait d’augmenter les fonctionnaires du pays, sans se rendre compte que cet éloge pouvait passer pour une critique des frères saoudiens qui, eux, prônent l’austérité.
Il faut dire qu’en ces temps troublés, personne ne semble devoir être épargné, pas même un Jamal Khashoggi (جمال خاشقجي ), un homme qui a passé des années de service(s) auprès des puissants du Royaume, depuis le prince Turki al-Faisal quand il était ambassadeur aux USA jusqu’au prince Waleed bin Talal (le temps d’une très éphémère chaîne de télévision bêtement implantée à Manama). N’ayant que sa conscience pour guide, sans doute, ce grand professionnel a continué à critiquer Trump, comme le faisait toute la pressse arabe du Golfe depuis des mois, sans tenir compte du fait que le candidat était devenu président et que les médias du Royaume avaient opéré un virage à 180° degrés… Du coup, cet homme qui fait la pluie et le beau temps dans les médias du Golfe depuis au moins deux ou trois décennies n’a plus le droit d’écrire la moindre ligne, ni d’apparaître sur aucun plateau télé. Même son compte Twitter, dont il usait assez frénétiquement, est resté inactif depuis le 18 novembre.
La congruence de ces trois chutes retentissantes interpelle : pour que des professionnels aussi chevronnés, et même, disons-le, pour que des courtisans à l’échine aussi souple, fassent de tels faux-pas, c’est bien le signe qu’un grand désordre règne dans la région…