Le 3e ligne Kevin Gourdon.
Il paraît que lors des séances vidéos les entraîneurs All Blacks ne montrent à leurs joueurs que ce qui a fonctionné dans un match. Ils ficheraient à la poubelle les actions avortées. Logique, c’est ce que chacun ferait avec fruit trop mûr. Aussi, dans le miroir qu’ils se renvoient à eux-mêmes, les All Blacks sont toujours les plus beaux. Si le meilleur de leur production constitue la base de leur travail, nul doute qu’ils ne se poseront pas les mauvaises questions, ne remettront pas en cause tous les quatre matins le bien-fondé de leur jeu, qui se conçoit que dans l’invention servie par une vitesse d’exécution technique jubilatoire. D’où ce plaisir évident à faire rouler leurs mécaniques. Évidemment, cela est plus facile à faire quand on aligne plus de victoires que de défaites. Comme on pourrait le penser dans n’importe quelle entreprise : il est plus motivant d’être encouragé sur ses qualités que morigéné sur ses faiblesses.
Dans le cas de la France, il est peut-être temps de passer à cette méthode de management. Si l’on montait les images des actions françaises les plus efficaces, celles dans lesquelles les rugbymans français ont fait les bons choix pour avancer significativement, se sont mis en position favorable pour tromper l’adversaire, ils pourraient repartir sur ces mêmes gestes et progresser à partir de là. Or, quand on perd, la tentation est grande de regarder ce qui coince et donc, de rembobiner. Et c’est un peu ce qui transparaît de la réaction à chaud de Guilhem Guirado à la sortie du match de samedi soir, où il se disait « amer », « déçu » et même « dégoûté ». Alors, faudra-t-il montrer à Guilhem Guirado, qui n’est certainement pas un mauvais joueur et qui a eu conscience de ses propres insuffisances dans ce match, ce qu’il a raté ? Ce n’est peut-être pas nécessaire. En revanche, il faudrait lui montrer toutes les choses que l’équipe de France ne faisait plus individuellement et collectivement depuis… Je ne me souviens plus. Tiens, montrons-lui plusieurs fois la chistera de Baptiste Serin (rien que le nom donne l’état d’esprit du personnage) qui envoie Louis Picamoles à l’essai. Le dernier geste qui tue. Et, évitons, peut-être, de zoomer sur la dernière passe que le capitaine français n’arrive pas à faire à Brice Dulin pour une balle d’essai à cinq centimètres de la ligne.
Les All Blacks sont meilleurs sur ce point précis, « la passe qui tue », mais comme les Français progressent de match en match, il serait intéressant d’essayer de ne plus se complaire dans les complexes. Maintenant, il faut travailler la situation improbable qui fait la différence, à condition que les joueurs soient en mesure de se placer là où ils ne sont pas attendus au cas où… Au cas où, contre toute attente, Picamoles récupère cette balle dans le dos du passeur. Cela est tout à fait possible si l’on prend en compte la qualité première, par exemple, de ce jeune n° 9. Il est convaincu qu’un coéquipier sera à même de bonifier son geste, sans un regard, sans un mot. Il faut travailler sur cette confiance aveugle. Cette seule réussite mérite qu’on réfléchisse à la philosophie du rugby actuel devenu aussi très athlétique. Que sont la seule force et le combat devenus face à un tel instinct qui, s’il n’était qu’un réflexe isolé, aurait vu la balle choir ?
Certes, la France a perdu. Certes, il manque la jouissance de la victoire, mais si le même match avait été gagné d’un point, qu’aurait dit Guilhem Guirado ? Être un compétiteur expose sans doute à refuser la défaite. Que n’a-t-il rien dit de la résignation française contre les mêmes Blacks sous Saint-André en Coupe du Monde. Néanmoins le rugby fait encore partie de ces sports (heureusement), où les péripéties d’un match sont si incalculables qu’il vaut mieux prétendre libérer son talent au grand air que de le conditionner. Voyez la mêlée. Celle des Néo-Zélandais rend 48 kg à celle des Français. Et alors ? Voyez maintenant le match de ces mêmes avants quand ils ne sont pas tête baissée à se ronger les oreilles jusqu’au sang. La règle oblige à devenir plus habiles balle en main qu’en poussée non ? Et si tout cela ne se travaillait pas, croyez-vous que nous perdrions 3 essais à 1 contre les Blacks ? L’addition serait évidemment largement plus salée.
Le rugby français n’a plus le choix. Et elle la dernière grande nation à se ranger à l’évidence, ne prendre aucun risque n’apprend rien de soi et de ses capacités. Plus on en prend, moins on craint d’en prendre. Jusqu’à effrayer la concurrence. Bien sûr, les All Blacks font leur miel de ce précepte. Mais si la France n’a plus peur de perdre, un jour, elle gagnera. Et ce jour-là, les All Blacks préfèreront tenter les pénalités que de faire les marioles en ordonnant une mêlée sous les poteaux adverses. Ceci dit, quand ils l’ont fait, le stade a applaudi. Preuve que même le public français a choisi son camp, celui du plaisir de voir jouer plutôt que de compter les points. Il ne les comptera pas davantage en cas de victoire. Guy Novès est d’ailleurs assez réaliste pour comprendre qu’il ne pourra travailler positivement et sereinement que dans ce sens. Il n’a d’ailleurs pas caché ses satisfactions. Il sait que l’histoire du rugby se nourrit d’actions/émotions, de celles qui échappent même à toute logique, en défense comme en attaque. C’est la seule raison qui pousse les gens à remplir les stades, à aimer une équipe. Les All Blacks n’ont jamais rien fait d’autre que capitaliser sur les sensations positives que leur jeu suscite.
Olivier Villepreux