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Au Pérou, la gastronomie favorise le consensus

Publié le 06 juin 2016 par Frontere

Dans le quartier huppé de Miraflores, à Lima, ils sont une douzaine à se réunir tous les mardis soir, dans une maison cachée par un mur et des arbres. Tous des hommes, rarement une femme. Toujours les mêmes, à une ou deux variantes près. Semaine après semaine, le sujet principal de la conversation est la politique. Ce ne sont pas des conspirateurs, mais des amateurs de la convivialité gastronomique.

Carlos Raffo Dasso

Carlos Raffo Dasso

Le maître de maison, Carlos Raffo Dasso, ancien ministre de l’industrie et ex-vice-président de la Banque centrale, est lui-même aux fourneaux. Sa bibliothèque sur la gastronomie a l’exhaustivité d’un collectionneur.

Autour de la table, toutes les tendances politiques sont représentées, sans que cela perturbe l’ambiance. Une statuette de l’ancien président Alan Garcia révèle l’appartenance du chef : l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), le parti bientôt centenaire, passé de la gauche à la droite par glissements successifs.

Pompier pyromane

José Chlimper Ackerman, mentor et coéquipier de la candidate présidentielle Keiko Fujimori, est un convive régulier, mais il a déserté la table pendant la campagne électorale, au cours de laquelle il a parfois joué le rôle de pompier pyromane. Dans la querelle des anciens et des modernes qui divise le parti fujimoriste, « Pepe » Chlimper est considéré comme le représentant des réformateurs, même s’il a été pendant quatre mois le ministre de l’agriculture d’Alberto Fujimori (2000).

Toutefois, c’est sans doute Pedro Pablo Kuczynski, le vainqueur du second tour de la présidentielle, qui jouissait des faveurs de l’assistance. D’autres anciens ministres se côtoient autour de la table en ce mardi du mois de mai, entre les deux tours : Jaime Thorne (défense, 2010-2011), José Antonio Garcia Belaunde (affaires étrangères, 2006-2011), Juan Valdivia (mines et énergie, 2006-2008). Les participants sont sexagénaires, voire septuagénaires, même si quelques plus jeunes sont présents, comme Manuel Velarde, maire démocrate-chrétien de la municipalité de San Isidro (un district de Lima).

La gauche intellectuelle est présente avec Antonio Zapata, professeur à l’université catholique de Lima, aussi bien que la gauche gestionnaire avec Humberto Campodonico, ancien président de la compagnie publique Petroperu. Tous les deux écrivent des chroniques dans le quotidien La Republica, un journal qu’un diplomate européen amateur d’euphémismes qualifie « de gauche à la péruvienne ». L’écrivain et politologue Mirko Lauer, qui tient souvent le bar à l’heure de l’apéritif, est un des commentateurs les plus réputés de La Republica. La banque et les assurances trinquent avec le journalisme.

Cénacle convivial

Durant la campagne électorale pour la présidentielle, les diverses sensibilités de la droite, du centre et de la gauche s’exprimaient sur l’actualité « de manière civilisée », pour reprendre les mots de Carlos Raffo, qui préside discrètement les réunions. Se laisser emporter ou hausser le ton serait mal vu. Un cénacle aussi convivial serait difficilement imaginable aujourd’hui en Argentine, au Brésil, au Mexique, sans parler du Venezuela ou de Cuba, où l’exaltation, l’intolérance, quand ce n’est pas l’hystérie, sont la règle.

A Lima aussi, cela peut surprendre. « Le Pérou est un pays polarisé politiquement, aux inimitiés profondes, parfois héréditaires, affirme « Tony » Zapata, qui vient de publier un livre remarquable sur la droite péruvienne (Pensando a la derecha, éd. Planeta, non traduit). Pendant des décennies, on était violemment pour ou contre l’APRA. Maintenant, on est fujimoriste ou anti-fujimoriste, rarement neutre ou indifférent. Alors que nos institutions sont faibles, la nature andine est volcanique, et les conflits explosent de manière aussi subite que les séismes. Les Péruviens sont souvent des frères ennemis, peu habitués au dialogue et à la négociation d’accords, contrairement aux Chiliens, enclins aux consensus. »

L’auteur appelle ces dîners hebdomadaires chez Carlos Raffo une « tertulia », en référence à la tradition espagnole où intellectuels et politiciens tiennent salon dans les bistrots. Reste à savoir quel penchant dominera la présidence Kuczynski, celui des échanges « civilisés » ou celui des explosions telluriques.

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