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Hommes et femmes scrutent différemment les visages

Publié le 29 novembre 2016 par Servefa
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Lorsqu’ils scrutent un visage, les hommes ont tendance à se focaliser sur la région des yeux (à gauche), tandis que le regard des femmes se promène davantage. © Coutrot et al./Journal of Vision.

FERMEZ les yeux puis rouvrez-les. Voilà. A partir de cet instant, à chaque seconde qui s’écoule, l’équivalent d’un gigabit de données venues du monde extérieur passe le sas de vos pupilles et envahit votre monde intérieur. Comme le précise le neuroscientifique Antoine Coutrot (University College de Londres), notre encéphale, bien qu’étant très performant, « ne peut traiter une telle somme d’informations. Afin de sélectionner les régions de la scène visuelle les plus pertinentes et de leur allouer un maximum de ressources, nous bougeons nos yeux en moyenne trois fois par seconde. » Et le plus beau de l’histoire tient au fait que ces petits mouvements oculaires livrent en retour au monde extérieur des informations sur notre monde intérieur ! Encore faut-il savoir les détecter et les interpréter.

C’est ce que viennent de faire Antoine Coutrot et quelques-uns de ses collègues dans une étude publiée le 28 novembre par le Journal of Vision. Pour y parvenir, ils ont utilisé la technique de l’oculométrie (ou eye-tracking en anglais). « Les regards des sujets sont capturés avec un oculomètre, explique le chercheur français. Il s’agit d’une petite caméra capable de repérer le centre de la pupille de l’observateur et donc de savoir où ce dernier regarde. Ces caméras ont une très bonne résolution temporelle – une position oculaire toutes les millisecondes – et spatiale. »

Pour leur expérience, ces scientifiques ont vu large en testant une cohorte de plus de 400 personnes, ce afin de ne pas se restreindre au fameux échantillon trop homogène – d’individus souvent jeunes, éduqués et originaires de pays occidentaux, riches, industrialisés et démocratiques – qui fait souvent la faiblesse des études de psychologie et de neurosciences. Dans le cas de cette étude, les participants, âgés de 18 à 69 ans, représentaient 58 nationalités différentes. Après leur avoir fait remplir un questionnaire de personnalité, les chercheurs leur ont demandé de s’installer devant un écran d’ordinateur équipé d’un oculomètre. Ils y ont regardé 40 courtes vidéos sur lesquelles on voyait huit acteurs, tous filmés exactement de la même manière – même caméra, même distance, même studio sans lumière naturelle changeante –, qui levaient les yeux vers l’objectif avec une expression neutre. Les sujets répondaient ensuite à un second questionnaire, consacré celui-là aux visages de ces comédiens, et devaient dire s’ils les trouvaient attractifs, menaçants, confiants, dominateurs…

Apprentissage automatique

En réalité, le cœur de l’expérience n’était pas là mais dans l’analyse oculométrique du visionnage : les chercheurs voulaient voir ce que les « cobayes » regardaient, comment leur yeux « scannaient » les visages, comment ils s’y promenaient, s’il existait une stratégie exploratoire universelle pour dévisager l’autre ou bien si l’on pouvait discerner des sous-groupes parmi les observateurs, en fonction de la nationalité, de l’âge ou du sexe. Qu’ont-ils découvert ? Qu’en moyenne, hommes et femmes ne regardent pas les visages de la même manière. Les premiers ont tendance à se concentrer sur une zone bien délimitée autour des yeux de la personne scrutée, à effectuer des pauses de fixation plus longues et des déplacements plus courts. Les femmes se focalisent aussi beaucoup sur les yeux mais leur regard se balade davantage, descend jusqu’au nez voire jusqu’à la bouche.

Pour mettre à l’épreuve ce résultat, les auteurs de l’étude ont soumis leurs données à un « classifieur », c’est-à-dire à un algorithme « capable de classer dans une même groupe des échantillons ayant des propriétés similaires », dit Antoine Coutrot. L’intérêt de l’exercice vient du fait que la machine ne savait pas, au départ, comment classer lesdits échantillons, mais qu’elle l’a appris toute seule à partir des données, un bel exemple d’apprentissage automatique : « Concrètement, explique le chercheur, on sépare notre base de données en deux groupes : un d’entraînement et un de test. On entraîne le classifieur avec le premier groupe (on lui dit à quel genre correspond quel échantillon) et on l’évalue avec le second groupe. La performance du classifieur est le pourcentage de classification correcte obtenue sur le groupe de test. Ici nous avons obtenu 75 % de bonne classification pour le genre des participants », soit bien plus que les 50 % du pur hasard.

Outil de diagnostic ?

Pour les auteurs de l’étude, au-delà du résultat sur la manière différente qu’ont les femmes et les hommes de dévisager leurs semblables, ce travail souligne qu’il est possible de déduire des informations sur une personne à partir de ses mouvements oculaires. Pour Antoine Coutrot, « avec les révolutions à l’œuvre dans la technologie eye-tracking et dans l’apprentissage automatique, de nombreuses caractéristiques vont pouvoir être détectées. Certaines études suggèrent qu’il sera possible de se servir uniquement du regard pour évaluer la charge cognitive des observateurs (particulièrement utile pour les métiers à risque comme le contrôle aérien), leur niveau d’expertise dans la tâche en cours, si leur esprit vagabonde, la valence des émotions ressenties, leur âge, leur personnalité, ou, comme dans cette étude, leur genre. »

J’ai aussi demandé au chercheur français si ces outils pourraient un jour servir au diagnostic précoce de pathologies touchant le cerveau, comme par exemple la maladie d’Alzheimer. Voici sa réponse : « Oui, selon moi il s’agit là de l’application la plus intéressante. Il a été montré que les mouvements oculaires sont des biomarqueurs de certains troubles neurologiques comme la démence, la dépression ou les troubles de l’attention. Cette approche de modélisation du regard ouvre la voie à un dépistage clinique quantitatif, objectif, simple, bon marché et rapide. Il s’agirait, après le simple visionnage de stimuli visuels – des vidéos –, d’estimer la déviation de l’observateur par rapport à un groupe témoin, et donc sa probabilité d’être porteur d’une maladie donnée. » Les yeux, dit-on, sont le miroir de l’âme ; ils pourraient, plus simplement, devenir celui de notre cerveau.

Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)

Lire aussi : le regard trahit-il les joueurs de cartes ?

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