Il a la voix douce, presque chuchotante, des gestes calmes et une drôle de manière de retrousser son nez en appuyant son index dessus lorsqu’il réfléchit. Alfred Nabalma, 58 ans, est le gériatre de l’hôpital d’Avallon. Il est arrivé en France à la fin des années 90, après des études de médecine au Niger et quelques années d’activité professionnelle dans son pays natal, le Burkina.
Au début, il exerçait en radiologie. L’hôpital d’Avallon avait alors une maternité, un bloc de chirurgie, un service de réanimation et même un département pédiatrie. Un à un, ces services ont fermé. Pas assez rentables, mal adaptés, désertés. Comme le confiait l’ancien préfet de ville, Mourad Chenaf, « les gens d’ici disent tous qu’il faut absolument préserver un hôpital à Avallon mais 65 % de ceux qui vivent sur le bassin vont se faire soigner ailleurs ».
Alfred Nabalma est gériatre à l'hôpital d'Avallon. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Restent les 35 % d’autres. Et parmi eux, les plus âgés et les plus socialement défavorisés. C’est en 2002 qu’Alfred Nabalma a décidé de se spécialiser en gériatrie, en suivant une formation à Dijon. « Gériatre, c’est un métier d’avenir ! », dit-il en souriant. A l’unité de soins de suite et de réadaptation (USSR) de l’hôpital d’Avallon, 75 % des patients ont plus de 80 ans et leur âge moyen, en médecine polyvalente, s’établit à 73 ans. La fermeture de la chirurgie a permis la création de dix lits supplémentaires, dont cinq estampillés gériatrie et cinq réservés aux soins palliatifs.
Il faut parcourir les couloirs proprets peints en jaune pâle, bleu layette ou vert tilleul aux côtés du docteur Nabalma pour comprendre ce que vieillissement de la population veut dire. Lors de la visite, une patiente lance des regards perdus parce qu’elle vient de casser son appareil auditif. Une infirmière raccompagne jusqu’au lit voisin, une dame toute menue qui s’accroche à son cou comme une enfant, la borde et lui glisse doucement une peluche dans la main. « Je suis où ? » demande-t-elle. – A l’hôpital. – Je vais à l’hôpital ? – Non, Madame, vous y êtes. – Mais pourquoi voulez-vous m’emmener à l’hôpital ? ». A Paris, elle était chauffeur de taxi, elle ne reconnaît plus ses enfants mais elle a gardé presque intacte la mémoire des noms des rues de la capitale, raconte le docteur Nabalma.
Expliquer aux gens où ils sont, ce qu'ils font ici, prend parfois beaucoup de temps et de patience. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
« Ici, on cumule tout. Vieillissement, isolement, et parfois misère sociale », observe Isabelle Mariani, cadre infirmière qui a fait toute sa carrière à l’hôpital d’Avallon. Au vieillissement de la population dans ce bassin rural du sud de l’Yonne, voisin de la Nièvre et de la Côte d’Or, s’ajoute le retour, à l’âge de la retraite, de tous ceux – notamment dans le Morvan – qui étaient partis travailler dans la région parisienne. Les maisons sont isolées, anciennes, les enfants sont loin et l’offre de soins de base – médecin, pharmacie, infirmiers – dans les villages et les gros bourgs insuffisante. « Au départ, on accueille les patients pour un problème médical qui devient un problème social ».
Une convalescence chez soi qui serait aisée en milieu urbain est un vrai casse-tête en campagne, parce que le domicile est à étages ou qu’il faut une voiture pour rejoindre l’épicerie ou la boulangerie la plus proche. « 50 % de notre temps est consacré à l’accompagnement social de nos patients. C’est à nous qu’il revient de leur faire accepter l’idée qu’ils ne pourront sans doute pas rentrer chez eux », souligne Isabelle Mariani. Mais les places manquent partout. Et les durées de séjour dans le service du docteur Nabalma n’en finissent pas de s’allonger. « Ici, c’est un cul de sac, dit Thierry Veyssiere le kinésithérapeuthe, on récupère tous ceux qui ne sont plus reçus ailleurs ».
Le service du docteur Nabalma se charge d'évaluer la possibilité pour chaque patient de retourner à son domicile. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Une vieille dame un peu déboussolée a cassé son appareil auditif. Elle n'entend plus les infirmières. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
En médecine, le séjour est au maximum de dix jours. Il s’établit en moyenne à cinq ou six semaines dans l’unité de soins de suite et de réadaptation. « Mais il m’arrive de garder des patients pendant six mois, un an parfois, parce qu’il n’y a pas de solution dehors pour eux », explique Alfred Nabalma. Les centres de rééducation qui permettraient à ses malades de se remettre d’une fracture du col du fémur ou d’un accident vasculaire cérébral (AVC), prennent en priorité les plus jeunes. La mise en place de soins à domicile ou d’un système de garde bute sur le manque de personnel et les trop faibles ressources des patients. A l’établissement public pour personnes âgées dépendantes (EPAD), un vaste bâtiment tout neuf construit sur les hauteurs d’Avallon, il faut attendre qu’un résident meure pour trouver une place. Encore doit-on disposer de revenus suffisants pour payer entre 1 800 et 2 000 euros de frais par mois si l’on ne veut pas faire reposer cette charge financière sur les enfants ou les petits-enfants. « La phrase que l’on entend le plus souvent ici, c’est : ‘Je suis de trop' »,confie une infirmière.
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Du même ton tranquille, le docteur Nabalma évoque ce patient schizophrène, hurlant tous les jours, qui est resté six mois dans son service parce qu’aucune autre structure ne pouvait l’accueillir. Sans compter tous ceux qui entrent à l’hôpital dans un état de détresse sociale absolue, souvent liée à l’alcoolisme. Pour l’état-civil, ils ont une cinquantaine d’années. Leur corps en a 80. Dans les chambres que l’on traverse en compagnie d’Alfred Nabalma, seuls leurs cheveux un peu moins blancs que ceux des autres patients les distinguent encore. « Ils n’ont pas l’âge de patients de gériatrie mais ils présentent tous les critères de fragilité des personnes âgées et les mêmes pathologies », constate le médecin. L’hiver froid du Morvan voit aussi arriver à l’hôpital les sans domicile fixe auxquels le personnel donne une couverture et une banquette pour dormir dans le hall.
« Au fond, ici, on poursuit la mission originelle de l’hôpital… », dit simplement Alfred Nabalma.
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