Eclaté dans 15 salles de Paris et de sa proche banlieue, conçu conjointement par 17 programmateurs, le cycle Possessions se propose de mettre en lumière une production qui l’est rarement en France. Des films à la lisière du documentaire politique et de l’art contemporain qui interrogent, en la mettant en crise, la notion d’identité dans le moment présent – pour aller vite, l’identité de l’individu nomade embarqué dans le flot de la mondialisation -, et qui mettent en crise du même coup les formes classiques de la narration cinématographique.
« Il s’agit de passer d’un auteur identifié qui raconte le monde – pour ne pas le nommer, le mâle blanc dominant – à un monde qui se raconte par de multiples voix », résume Olivier Marboeuf, l’initiateur de ce projet. Deux ans après avoir lancé un premier cycle sur le même thème (sous l’intitulé « Hantologie ») à l’espace Khiasma, qu’il dirige aux Lilas, il accorde son geste à sa parole en invitant 16 autres « curators » à creuser cette vaste question de concert avec lui. « Ce sont des gens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, qui sont même le plus souvent concurrents ».
Avec un « focus » sur le cinéma lusophone, un autre sur le cinéma britannique contestataire, un autre encore sur l’Afrique du Sud, toutes sortes de cartes blanches, des séances spéciales, la programmation donne l’impression, vue de loin, de partir dans tous les sens. C’est un peu l’idée, de fait, mais elle est sous-tendue par une idée politique forte. « Possessions joue sur la question des regards croisés, entre anciennes colonies et Occident. On a beaucoup raconté l’histoire coloniale à travers la prise de possession des objets, et ce prisme a créé en retour une forme de possession. Aujourd’hui, la manière de raconter les choses se réinvente. Alors que le FN rejette l’idée de l’autre en soi, les films que nous sélectionnons ont tendance, au contraire, à le célébrer. Ca n’a rien de « Bisounours ». Ce que font ces films qui n’ont plus de locuteur unique, c’est reconnaître l’être contemporain comme étant possédé, multiple ».
Qu’ils travaillent le rapport (post-)colonial, la question du genre, ou même celle de la science-fiction, ces films « possédés » le font, pour la plupart d’entre eux, à partir d’archives dont la matière vient hanter les récits au présent : archives de films de fiction, comme dans Mille Soleils, le beau film de Mati Diop (grand prix du FID Marseille 2013, avec lequel s’est ouvert, le 12 novembre, le cycle Possessions), dont l’histoire s’origine dans celle de Touki Bouki, chef-d’oeuvre du cinéma africain signé Djibril Diop Mambéty (également programmé, présenté le 18 novembre au Ciné 104 de Pantin par Olivier Marboeuf et Jacky Evrard) ; archives documentaires qui font revivre une pensée, une voix, une personne – Felix Guattari dans In Search of UIQ, de Silvia Maglioni et Graeme Thomson (présenté par Jean-Pierre Rehm, le directeur du FID Marseille, en présence des auteurs, le 21 novembre, à 20 h 30, au Mk2 Beaubourg), ou encore la chanteuse sud-africaine et militante anti-apartheid Mariam Makeba, dans Mama Africa de Mika Kaurismaki (????).
Les films viennent des quatre coins du monde. Certains des auteurs sont célèbres à l’étranger, mais ils sont pratiquement tous inconnus en France. Comme le déplore Olivier Marboeuf, « Paris a beau être une scène majeure pour le cinéma, elle n’existe pas véritablement sur cette scène. En programmant ces films tous les deux ans, nous essayons de faire en sortes qu’elle y trouve une place ».
In Search of UIQ, Silvia Maglioni et Graeme Thomson (2013)
© Silvia Maglioni et Graeme Thomson
La programmation se poursuit pendant un mois, jusqu’au 12 décembre, et propose ce week-end deux grands temps forts. Vendredi 15 à 18 h 30 au Jeu de paume, seront projetés trois films de Penny Siopis, plasticienne sud-africaine auteure, entre autres, du très beau Obscure White Messenger. Evocation de la figure de Dimitrios Tsafendas, marin aventurier, polyglotte et romantique qui, poussé à bout par l’iniquité des lois raciales de l’apartheid, assassina, en 1966, H. F. Verwoerd, le premier ministre sud-africain également connu pour être l’architecte de l’apartheid. Le dispositif très simple, retranscrit, sous forme de sous-titres, l’interview du personnage par un psychiatre (après avoir été condamné à mort, Tsafendas fut interné en hôpital psychiatrique sans que jamais soit reconnue la nature politique de son acte), et colle ceux-ci sur un montage de found footage et une B-O envoûtante, qui donnent à ce récit une coloration onirique et une intensité poignante.
On pourra aussi voir, lors de cette soirée, deux autres courts-métrages de la même artiste, conçus selon un dispositif similaire : Communion relate l’histoire de Soeur Aidan, une religieuse irlandaise venue vivre en Afrique du Sud et qui périt assassinée au cours d’une manifestation contre les lois de l’apartheid en 1952, pendant la « Campagne du Défi ». The Master is Drowning reconstitue sur un mode fictionnel, dans lequel résonnent les échos de certaines nouvelles de Stephen Zweig, une autre tentative d’assassinat du même H. F. Verwoerd, en 1960, par un riche industriel blanc, à tendances bipolaires.
L’autre invité de marque du week-end est John Akomfrah, le fondateur du Black Audio Film Collective, un groupe d’artistes auteur d’une oeuvre poétique et engagée, nettement influencée par Jean-Luc Godard, sur la question raciale en Grande-Bretagne. Né au Ghana, John Akomfrah a grandi en Angleterre où il est devenu artiste, réalisateur et théoricien. Nommé récemment pour le Turner Prize, il a officié de 2001 à 2007 au poste de gouverneur du British Film Institute, et enseigne dans diverses universités américaines (Princeton, Brown, NYU, le MIT…).
Faisant suite à la soirée du 14, au Jeu de paume également, qui était consacrée à Handsworth Song, grand collage lyrique sur les conséquences, dans les rapports entre les communautés, entre les races, entre les gens tout simplement, des violences policières racistes dans les années 1980, deux autres de ses films seront montrés au cours du week-end au cinéma La Clef, en présence de l’auteur et d’Olivier Marboeuf. Le 16 à 18 heures sera projeté Nine Muses, odyssée remixée, associant des textes de la littérature classique avec des archives filmiques anonymes, évoquant la tragédie des longues migrations du peuple noir. Et le 17, également à 18 heures, le splendide Who Needs a Heart qui fabule l’histoire des Black Panthers à travers des personnages et des situations imaginaires, une splendide bande-son free-jazz (rassemblant les compositions de Ornette Coleman, Anthony Braxton, John Coltrane, the Art Ensemble de Chicago…) qui prend en charge le récit, et orchestré au montage par une licence poétique qui rappelle les grandes heures de la modernité des années 1970. L’occasion rêvée de passer une soirée dans ce bouillonnant petit cinéma du Ve arrondissement.