9 juillet 2007, veille de la Chimio Deux.
À midi une, la café de l’hôpital affiche complet. Atteinte de turquoisite aigüe de la tête aux pieds, une septuagénaire chancelante reluque le menu. D’un doigt blanchi par l’effort, elle presse son dyachylon ouaté au creux du coude, comme si le moindre relâchement allait la vider de son sang. Elle reluque. Elle reluque. Sourcil interloqué et pianotement de doigts du préposé à la sandwichstique. Et s’allonge la file d’attente.
Derrière elle, un jeune homme chauve ajuste le volume des écouteurs de son Ipod. Propension altruiste ou surdité précoce? Toujours est-il qu’il diffuse gracieusement ses choix musicaux au grand bénéfice de toute la cafétéria. Je reconnais en lui un confrère de la salle de chimio, cancer des testicules si ma mémoire est juste. Tout en procédant à cette ingénierie sonore, il raconte à sa copine comment, à la question : «T’as commencé ta chimio?» il répond dare-dare: «Non, je suis contre le port du sourcil!» J’éclate de rire.
Un fauteuil roulant chargé de sacoches de «matantes» suit en troisième place. Y trône un patriarche édenté, venu de loin et en famille, au sourire attendrissant mais sans destinataire précis, du moins visible.
Devant moi, une Brunette à talons hauts se replace le chignon au négligé étudié devant la vitre du comptoir, arborant corset cervical et mâchoire crispée (ce salaud lui est rentré dedans sur la rouge).
MMM… Mon rendez-vous avec docteure Onco est fixé à midi quinze tapantes (devrais-je préciser de midi quinze à midi dix-huit?)
Au rayon soupes et petits pains, la file se limite à un ado au plâtre entièrement graffitifié (accident nébuleux de bal de finissant), suivi d’un jeune médecin imberbe dont le stétoscope scintille comme un joujou tout neuf. Reluquant l’horloge je change de file et passe de 5e à 3e de la queue.
Aussitôt, surgit de nulle part une bande d’ados à capuchons, lesquels rejoignent bruyamment l’ami plâtré en tête de file. Sans un regard pour nous, vulgaires adultes, donc invisibles. Et tour à tour de passer leur commande, se bousculant et pouffant d’une voix éraillée fraîchement muée. Sans oublier de changer d’idée à chaque nouvelle commande d’un ami différant de la leur.
Les capuchons sont des êtres à 98% solidaires.
L’horloge me jette un oeil inquiet. Je renonce. Allez ouste! En onco! Les consignes du metteur en scène sont formelles : on ne fait pas patienter une oncologue.
Ouverture de rideau.
Un écriteau à la réception affiche le nom du Patient De Garde ce jour-là.
Salle d’attente bondée de sarraus assis, stéthoscopes au cou.
Entrouvant la porte affichant mon nom, je saisis le premier dossier dans un panier au mur et j’articule dans le micro :
«Docteure… Gynéco! Salle 7!»
L’élue sursaute, attrape sa mallette et se précipite vers mon bureau. Ma chirurgienne, ma radio-oncologue et mon oncologue la dévisagent avec envie. Quant à mon ORL, il dort sur l’épaule de ma pneumologue, elle-même occupée à clavarder sur son blackmachin.
Docteure Bistouri à docteure Onco :
«Pardon, votre rendez-vous était à quelle heure?»
«Ne m’en parlez pas! J’attends depuis une semaine et demie…»
Yeux au ciel suivis de soupirs.
«La dernière fois, j’ai poireauté deux heures et quart pour trois minutes avec elle! examen vite fait, osculation bâclée… Quand j’ai pris sa tension artérielle, elle avait la main sur la poignée de porte!»
«Apparemment, elle voit un nouveau, çà ira de mal en pis…»
«Oui, son omni m’en a parlé aux Soignants Anonymes… Un pneumologue!» Toutes deux tournent la tête vers le spécialiste endormi.
«Elle a des difficultés respiratoires?»
«Aux dernières nouvelles!»
«En tout cas, rien à voir avec la chimio!» clame docteure Onco un peu plus abruptement que la situation ne le requiert.
Toute la salle prête l’oreille.
Dissimulée derrière l’Actualité médicale , elle poursuit à voix basse:
«J’ai croisé son omni aux ateliers Je partage mon vécu de Soignant… Elle m’a confié que Madame Rebelle était déjà asthmatique… avant la chimio! Ah! justement…!»
Arrive Chère Omni, à point nommé.
«Bonjour! Vous disiez?»
«Oui, des antécédents d’asthme n’est-ce pas?»
«En effet…depuis l’enfance»
«C’est ce que je disais!» s’exclame docteure Chimio d’un ton satisfait. «Une condition préexistante!»
«Mais un asthme uniquement allergique, aucunement à l’effort…» enchaîne Chère Omni. «Avant, elle s’entraînait sans médicament. Mais depuis quelque temps, même la cortisone ne suffit pas. Je l’ai référée en pneumo par acquis de conscience, mais vous l’aviez sans doute déjà…?»
«J’allais le faire!» s’empresse de répondre docteure Bistouri.
«C’était dans mon plan d’investigation»… ajoute docteure Radio-Onco.
«S’entraînait, s’entraînait… elles disent toutes çà!» objecte docteure Onco.
«Dans son cas, c’est vrai: thaï-box, aérobie et …»
«PFFF… en salle! Même les emphysémateux y arrivent!»
« … Jogging. Même à l’extérieur, même en hiver. Crises d’asthme seulement au contact d’animaux, chiens, chats, chevaux… Elle évitait tout contact depuis des années et ne prenait plus aucune médication depuis.» poursuit doucement, Chère Omni imperturbable.
Docteure Onco ouvre son journal avec un grand «Clac!» pour déployer les pages.
«Mais calmez-vous chère consoeur, et même si c’était la chimio…»
«L’anesthésie de la chirurgie laisse souvent des séquelles…» marmonne docteure Onco.
«En post-chirurgie, ses poumons étaient toujours clairs!» rétorque Docteure Bistouri.
Docteur Omni, conciliante :
«Attendons le diagnostic du pneumo…»
Silence songeur.
«Mon grand-père visitait ses patients à domicile, nuit et jour, mais au moins, il ne poirotait jamais dans une salle d’attente!»
«Sans compter qu’à l’époque, les patients prenaient le temps de nous recevoir et de répondre à nos questions!»
«Et ne magazinaient pas un deuxième avis à gauche à droite! Ou sur Internet!!! On n’a plus les patients qu’on avait!»
«Cependant, observe Chère Omni, votre grand-père perdait toutes ses patientes atteintes du cancer du sein dans les cinq ans!»
«Rien de parfait!» concèdent les autres.
Une petite cloche tintille. Tous se tournent vers l’ascenseur, d’où jaillissent douze musiciens à chapeaux hauts-de-forme et colorés Une musique endiablée éclate. La salle d’attente au complet se lève d’un bond, jette son sarrau en l’air, et se met à danser à claquettes en cadence.
Un des musiciens entonne: «M’en revenant de sur l’Docteur Brochu-uuuu!»
Et l’assemblée de répéter: «M’en revenant de sur l’Docteur Brochu-uuuu!»
«Avec ma liste de maladies dins mains-ains!
J’ai rencontré-é mon ami Jean Coutu!»
Et l’assemblée de répondre en choeur: «J’ai rencontré-é mon ami Jean Coutu!
Y m’a dit : Viens faire un tour dans mon beau magasin-in!
Du Robaxacet pour mon mal de do-os!»
Et l’assenblée: «Du Robaxacet pour mon mal de do-os.!»
«Du Robitussin pour mon rhume de cerveau!»
Et tous en choeur: «Une pilule, une p’tite granule, une crème, une pomma-ade,
Y’a rien de mieux mon vieux, si tu te sens malade!
Une pilule, une p’tite granule, une infusion, une injection
Y’a rien de mieux fiston, pour te r’mettre sur’l’piton! » (1)
Noir total. Retour des spots. Salutations de la Docte Académie en parfaite synchro devant un public en délire (deux bénévoles , un gardien de sécurité et moi).
Soudain, la voix de docteure Onco retentit au micro.
«Madame Labbé!»
Je sursaute, affalée sur une chaise bancale, le cou tordu contre un mur dont la tapisserie décolle.
«Madame… Labbé???»
Je galope à toute allure vers la salle 7.
Rien de parfait, vraiment.
Rideau.
(1) Remède miracle (Une pilule, une ptite granule), Mes Aïeux.
Garçon, peinture, merci à Philippe Coudray
http://www.philippe-coudray.com/